Abdelbéri est aujourd'hui un grand notable de cette petite ville du Nord-ouest. Il a depuis quelques années pris sa retraite de l'enseignement. En tant que professeur, il s'est toujours rapproché des différents responsables qui se sont succédé à la tête de son établissement mais jamais, dans leur dos, il ne leur a épargné ses critiques lancinantes ni ses déplaisantes médisances. Pourtant, le jour où il fut lui-même nommé directeur du lycée, il dut en toute question consulter le surveillant général Mustapha, son « bras-droit ». Il évitait scrupuleusement de demander quoi que ce soit à Moncef le censeur qui, pensait-il, sauterait sur la première occasion pour l'enfoncer auprès du délégué régional de l'enseignement. Abdelbéri contribua d'ailleurs du mieux qu'il put à la mutation de cet administrateur gênant qui plus est n'était pas un enfant du bled. Il ne s'entendit pas non plus avec son successeur, mais au moins ce dernier était en fin de carrière et ne trahissait aucune ambition administrative ni politique. Elèves, employés, fonctionnaires et enseignants étaient mécontents de la gestion du lycée ; mais tous les ans, Abdelbéri et ses adjoints obtenaient satisfécits et tableaux d'honneur attestant « leur sérieux et leur zèle dans l'exercice de leurs fonctions». Ce dimanche-là, il réunit autour de lui sur la terrasse du Club culturel, un groupe constitué d'anciens collègues et de professeurs jeunes qu'il réussit à ranger dans son camp. Après les sujets habituels, on en vint à parler du lycée et du pavillon chauffé qu'on y avait construit vingt ans auparavant : « Ah ! C'est toute une histoire, ce pavillon ! s'exclama Abdelbéri. Nous avions à l'époque un directeur intransigeant qui n'en voyait pas la nécessité et qui soutenait au contraire que le projet nuirait grandement au budget du ministère sans rendre service à la ville ni à ses enfants scolarisés. Nous autres professeurs originaires de la région, nous acculâmes le représentant syndical, un étranger à la ville, à prendre position en faveur du projet. Je lui proposai personnellement d'envoyer un avis de grève au délégué régional de l'enseignement. Cela faillit me coûter un blâme car le responsable syndical m'avait cité comme instigateur du mouvement, le jour où l'administration régionale le convoqua pour s'expliquer sur le débrayage envisagé. Nous tînmes bon malgré les pressions subies et les menaces proférées de tous côtés, et lors d'une visite rendue par le délégué régional à notre établissement, je défendis crânement l'intérêt de nos élèves et mes collègues appuyèrent ma requête si bien que le haut responsable nous fit une promesse écrite selon laquelle il s'engageait à œuvrer inlassablement en faveur de l'extension. Le délégué syndical, lui, ne fit que des interventions timides et se sentit comme soulagé lorsque la réunion prit fin. En vérité, il était de mèche avec l'administration du lycée et jamais il ne fut favorable à l'idée de grève.» Si Naceur fait partie de «l'équipe » d'Abdelbéri ; mais sa version des faits est tout autre. Peut-il pourtant en faire part à qui que ce soit alors qu'il gravit les échelons de la réussite à l'ombre de son maître si influent? Osera-t-il dire que seul le responsable syndical avait défendu âprement le projet du nouveau pavillon ? Les autres enseignants, pourtant signataires de l'avis de grève, s'étaient tous tus en face du délégué régional. Au terme de la réunion, ils s'étaient empressés d'aller saluer ce dernier et de lui demander chacun une quelconque faveur. Il n'y eut jamais d'engagement écrit. Le lendemain, à l'heure prévue pour débrayer, tout le monde était en classe sauf le représentant syndical qui, ulcéré, passa une heure à ronger son frein à la salle des professeurs. Le directeur du lycée qui, contrairement aux allégations de ses détracteurs, s'était toujours montré compréhensif à propos de nos requêtes, vint le consoler et l'autorisa même à s'absenter sans signer la moindre demande de congé. L'année d'après, le délégué syndical fut muté dans une autre ville et c'est le proviseur du lycée, resté à la tête de l'établissement, qui mena un nouveau combat pour la construction du pavillon. Lorsque les travaux commencèrent, il en était à sa dernière année de direction. Il rentra ensuite dans sa ville natale. En effet, il n'était pas de la région, lui, non plus !Badreddine BEN HENDA