Les médias aident-ils à combattre les préjugés et à mettre en place un dialogue franc et juste entre le Nord et le Sud ou, au contraire, contribuent-ils au développement de l'intolérance, du racisme et de la haine de l'autre ? Un séminaire à Berlin a tenté de répondre à cette question, dont les travaux pourraient être résumés en cette formule: s'il n'y a plus aujourd'hui de Bastille à prendre, puisque la liberté est en train de triompher partout, beaucoup de «murs» restent malheureusement encore à détruire.
Organisée par le ministère allemand des Affaires étrangères, la Commission européenne et la Fondation Friedrich Ebert, une rencontre internationale a réuni, les 11 et 12 juin, dans la capitale allemande, un groupe de quelque 80 journalistes en provenance de 35 pays euro-méditerranéens, autour du thème: «Médias et compréhension entre les cultures: défis et réponses». Par la richesse des débats auxquels elle a donné lieu, cette rencontre a permis d'analyser les malentendus qui divisent les communautés cohabitant sur les rives nord et sud de la Méditerranée, mais aussi les préjugés que ces communautés nourrissent les unes à l'égard des autres et le rôle des médias - ou de certains d'entre eux - dans l'exacerbation des conflits et le rôle qu'ils pourraient éventuellement jouer dans l'établissement d'un climat de dialogue entre les peuples, fondé sur la compréhension mutuelle, la préservation de la diversité et le respect de la liberté, mais d'une liberté responsable et pondérée, soucieuse d'égalité, de fraternité et de justice.
Entre la liberté d'expression et l'expression de l'intolérance Les participants étaient donc invités à répondre aux questions suivantes: les médias euro-méditerranéens, dans la diversité de leurs supports et de leurs obédiences politiques, ont-ils aidé à la mise en place d'un dialogue franc et juste ? Ont-ils contribué, au contraire, à renforcer les préjugés, l'intolérance, le racisme et la haine de l'autre ? Quelles sont les responsabilités respectives des gouvernements, des propriétaires des médias et des associations professionnelles dans la situation actuelle, marquée par le choc des cultures, et que pourraient-ils faire pour la changer dans un sens plus positif ? Où situer la ligne de démarcation entre la liberté d'expression et l'expression de l'intolérance, entre l'information et la propagande, entre l'affirmation identitaire et le rejet de la différence ? Quelle instance, politique, professionnelle ou juridique peut aujourd'hui se prévaloir du privilège de définir cette ligne ? «Nous ne devons pas nous contenter d'affirmer nos différences. Nous devons aussi rejeter la violence, le despotisme et la haine», explique Günter Gloser, ministre d'Etat pour L'Europe, à l'ouverture des travaux de la rencontre. «Notre rôle ne consiste pas à donner des leçons à nos partenaires du Sud, mais à débattre avec eux à pied d'égalité et à élargir le champ de la participation populaire», ajoute le responsable allemand, qui souligne au passage «la nécessité de renforcer les réformes politiques dans la région méditerranéenne, afin de garantir la participation politique, le respect des droits de l'homme et la bonne gouvernance». «Notre débat avec le Moyen-Orient et l'Afrique pourrait paraître difficile, mais nous devons continuer à discuter entre voisins afin d'aplanir tous les problèmes», renchérit Roland Schmidt. Le représentant de la Fondation Friedrich Ebert souligne, également, le «rôle que les médias pourraient jouer dans le renforcement de la démocratie, du dialogue des civilisations et de la diversité culturelle». «Dans cette période de grande confusion idéologique et spirituelle, j'ai choisi le camp du dialogue et du respect de la dignité humaine», lance André Azoulay, conseiller du roi Mohamed VI et membre du «Groupe de haut niveau des Nations-Unies pour l'alliance de civilisations». Juif marocain, «homme de paix, porteur de complexité positive», comme il se définit lui-même, Azoulay refuse d'être «dans le camp des vainqueurs». Préférant aussi la synthèse à la rupture, le relativisme au manichéisme, la complexité à la simplification et la diversité à l'identité, il prône «l'approche critique, lucide et responsable». «J'essaie d'expliquer aux membres de ma communauté spirituelle que son appartenance au judaïsme est idéologique et politique», explique-t-il. Et d'ajouter: «Quand je me bats pour la dignité de celui qui est en face de moi, le Palestinien par exemple, je me bats aussi pour ma dignité de juif».
Retenue et discernement face aux drames du quotidien Le conseiller du roi Mohamed VI admet cependant que ce message frappé du sceau de l'humanisme n'intéresse pas aujourd'hui beaucoup de gens. De même, ajoute-t-il, «lorsque je dis que j'appartiens au Maghreb arabe et que j'assume cette appartenance dans sa totalité culturelle et politique, la première réaction que mon propos suscite est souvent le doute ou la curiosité». Et pour cause: des fondamentalistes de tous bords «ont fait une OPA sur nos religions, nos histoires et nos valeurs». Ils se mettent «au service des fractures et des chocs de civilisations, concept inventé par un professeur outre-Atlantique [Samuel Huntington]». S'adressant ensuite aux journalistes présents, M. Azoulay les exhorte à «faire preuve de retenue et de discernement quand il s'agit de rendre compte des drames du quotidien» et, surtout, «ne pas penser aux tirages et aux taux d'audience». «Quelles sont les raisons qui poussent un individu à s'attaquer à un autre à cause de sa race ou de sa religion ?», s'interroge Fergal Keane, correspondant spécial de la BBC. Le confrère britannique, qui a couvert divers conflits en Afrique, n'est pas tendre à l'égard de certains médias de son pays, qui, dans leur couverture des affrontements fratricides en Irlande du Nord, ont longtemps donné une version simplificatrice sinon déformée des faits. Ce faisant, ils n'ont pas contribué à apaiser les esprits ni aidé les parties en conflits, à savoir les Irlandais catholiques et leurs concitoyens protestants, à trouver rapidement une solution à leurs problèmes. «L'image que cette même presse renvoie aujourd'hui de l'Afrique participe du même esprit simplificateur et déformant, qui ne tient pas compte des processus historiques et culturels ayant provoqué les conflits, les famines et les catastrophes dans ce contient», explique Fergal Keane. Qui s'empresse cependant de préciser qu'il ne s'agit pas là d'un «complot ourdi contre l'Afrique», mais d'une grave incompréhension, qui est la conséquence d'une méconnaissance des réalités du continent et des préjugés que les médias occidentaux diffusent eux-mêmes dans leur opinion publique. Cette même méconnaissance et incompréhension, Jürgen Chrobog, ancien vice-ministre des Affaires étrangères allemand, la retrouve, dans la presse occidentale, vis-à-vis d'autres régions. «Les préjugés que nous avons sur le Moyen-Orient influencent souvent les messages que nous diffusons à propos de cette région. De même, notre position [d'Allemands et d'Occidentaux] à l'égard d'Israël est-elle incomprise au sud de la Méditerranée. Nos partenaires sud-méditerranéens pensent également que notre insistance sur le nécessaire respect des libertés et des droits de l'homme est une ingérence dans leurs affaires et une forme de pression sur eux». L'ancien diplomate relève les mêmes méconnaissance et incompréhension chez les Sud-méditerranéens vis-à-vis de l'Europe et de l'Occident en général. «Les gens qui sont descendus dans la rue pour protester contre les caricatures du prophète Mohamed ou les propos du pape sur l'islam n'ont même pas vu, dans leur majorité, ces caricatures ni lu ces propos. Ils ont été influencés par le traitement que les médias de leurs pays ont réservé à ces deux affaires», affirme Jürgen Chrobog. Traduire: au Sud comme au Nord, les médias doivent éviter de susciter les malentendus ou de grossir les divergences entre les peuples. En d'autres termes, ils devraient jouer un rôle de médiateur.
Entre «Dieu argent» et censure sociale «Les médias occidentaux se mobilisent fortement dès que l'un de leurs journalistes est pris en otage par des combattants palestiniens. C'est le cas d'Allan Johnston, actuellement aux mains du Hamas, dont nous condamnons fermement le kidnapping et la séquestration», lance Hassen Balawi, journaliste palestinien basé à Paris. Avant d'ajouter: «Le bâtiment de la télévision palestinienne a été bombardé à cinq reprises par l'aviation israélienne. Beaucoup de journalistes palestiniens ont été abattus par l'armée israélienne: douze depuis le début de l'Intifada. Pourquoi les médias occidentaux n'en ont-ils pas parlé ou pas autant qu'ils auraient dû ?» Les droits de l'homme et la liberté de la presse ne doivent-ils pas être défendus partout, avec la même fermeté et quel que soit l'Etat qui les bafoue ? Ou, comme l'a souligné un confrère sud-méditerranéen, l'antisémitisme, l'islamophobie, la xénophobie et le racisme ne doivent-ils pas être condamnés et combattus avec la même conviction et non traités différemment ? De même, les médias, qu'ils soient du Sud ou du Nord, ne doivent-ils pas éviter de faire une discrimination entre les victimes quels que soient leurs camps ? On ne peut pas dire que les médias occidentaux respectent cette règle déontologique et morale davantage que leurs homologues sud-méditerranéens. La preuve: les télévisions occidentales accordent plus d'importance - et, donc, de temps d'antenne - aux violences palestiniennes contre les Israéliens qu'aux attaques de l'armée israélienne contre les civils palestiniens. Il suffit de regarder une chaîne occidentale pendant une semaine pour se rendre compte de ce déséquilibre flagrant, comme l'a expliqué un autre confrère sud-méditerranéen. Les médias européens sont-ils plus libres que leurs homologues sud-méditerranéens ? La réponse est évidemment affirmative. Cependant, cette liberté est aujourd'hui battue en brèche, d'abord par les nouvelles lois antiterroristes, ensuite par les groupes d'intérêt de toutes sortes, mais aussi par le «Dieu argent». «Les libertés se réduisent comme une peau de chagrin. Les ressources financières s'amenuisent. Nous n'avons plus le temps de bien vérifier ce que nous diffusons. Les politiques éditoriales sont souvent définies par les propriétaires des journaux, qui ont leurs propres intérêts. Nous subissons aussi la censure de la société, qui pousse les gouvernements à renforcer leur contrôle sur les médias», explique un confrère finlandais, avant d'inviter les présents à ne pas accabler les journalistes de leurs critiques, quand bien même celles-ci seraient fondées. Ce qui revient à dire ceci: personne n'est irréprochable, car les responsabilités sont partagées et tout le monde, au Nord comme au Sud, a encore des efforts à faire pour surmonter ses propres ignorances, préjugés, interdits sociaux et contraintes politiques. Autre conclusion: s'il n'y a plus aujourd'hui de Bastille à prendre, puisque la liberté est en train de triompher partout, beaucoup de «murs» restent malheureusement encore à détruire pour que les hommes parviennent à s'entendre, à se comprendre et à s'enrichir de leurs différences mutuelles, loin de tout paternalisme et esprit de domination ...