Voilà quelques heures à peine, trois journalistes du quotidien Attounissia ont eu les honneurs du commissariat de police au motif de la « publication d'un article ou d'une photo de nature à troubler l'ordre public ». La nouvelle aussitôt connue, la levée de boucliers ne s'est pas fait attendre avec, d'une part, les éternels outragés de la morale, toujours prompts à vociférer leurs imprécations, et, d'autre part, les preux défenseurs de la « liberté d'expression », crinière au vent et Voltaire au canon. Fort heureusement, aux dernières nouvelles (samedi) l'affaire semblait être en passe d'être résolue et deux journalistes sur trois avaient d'ores et déjà été libérés. Fort bien. Or,qu'est-il exactement donné à voir dans le document incriminé ? Un jeune homme (on nous glisse dans l'oreillette qu'il est footballeur, nous sommes contents pour lui) et vêtu d'un costume de bonne facture, avec nœud papillon s'il vous plaît, enserre de son bras viril le buste nu d'une jeune femme (on nous susurre qu'elle est mannequin, nous sommes contents pour elle) ; et à dire vrai, quoi de plus anodin que cette sensualité en toc si répandue dans les magazines, quoi de plus ordinaire que ce gras mauvais goût que nous dispensent ad nauseam les campagnes publicitaires pour déodorants ou pour eaux de toilettes ?Rien. Et c'est peut-être bien là que le bât blesse. Car il suffit de prendre quelque distance avec la polémique et d'examiner d'un œil un tant soit peu critique l'image accusée de « troubler l'ordre public » pour se rendre compte de son caractère éminemment misogyne et phallocrate. Machiste en un mot. Ce cliché malheureusement si trivial nous assène pour la énième fois que la femme n'est femme que lorsqu'elle est l'objet du désir masculin, tirant sa fierté de sa propre réification, et que l'homme n'est vraiment homme que quand il possèdera cet objet de valorisation sociale qui rehaussera son standing,que lui jalouseront tous les autres. De deux choses l'une, ou bien les journalistes d'Attounissia sont de parfaits inconscients, méconnaissant la situation actuelle de la Tunisie et se révélant incapables de percevoir que leurs choix éditoriaux ont offert un prétexte en or massif aux forces de la réaction, ou bien ce sont des petits malins avides de buzz. D'autre part, est-il encore nécessaire de rappeler que la liberté d'expression n'a jamais consisté en l'étalage des attributs plastiques de qui que ce soit ? Car il faut être sélénite pour ne pas saisir qu'en ce moment l'image de la femme est à la fois une question cruciale, mais aussi un sujet d'une extrême sensibilité. Dans le contexte présent que connaît le pays, prétendre à la défense de la liberté d'expression en employant de tels procédés est littéralement équivalent à se tirer une balle dans le pied, et c'est aussi et surtout faire le jeu de ceux que l'on prétend combattre. L'émission quasi immédiate du mandat de dépôt à l'encontre des trois journalistes montre à quel point les forces rétrogrades sont déterminées à exploiter la moindre faille, à utiliser le plus petit prétexte afin de disqualifier ou d'entacher la justesse de certaines valeurs qui sont déjà trop chahutées ; il est tout simplement vain, ou dangereux de leur offrir de telles opportunités. La place des journalistes n'est nullement en prison, mais les journalistes, en tant qu'acteurs sociaux, sont responsables de leurs publications, et en ce moment plus que jamais. Entre la rétention absolue et l'exhibition permanente, la Tunisie avait jusqu'à présent réussi à élaborer une composition, faite de délicatesse provocante et d'érotisme diffus, qui contribuait, avec mille autres choses, à la richesse unique de son identité. Voir des défenseurs de la liberté d'expression, sans doute sincères de surcroit, se prendre ainsi les pieds dans le tapis en apportant de l'eau au moulin des opportunistes velus qui ne veulent plus ni liberté, ni expression, voilà qui est parfaitement dommageable. Reste enfin l'hypothèse de la balourdise, de la bête maladresse éditoriale, du désastreux concours de circonstances. Mais il vient toujours un moment où il faut cesser de se dire « c'est la faute à pas d'chance »… Surtout quand il est question de survie.