• Et si l'on désacralisait le « fiqh » ? Les juristes tunisiens sonnent la mobilisation contre la proposition du parti islamiste Ennahdha de remplacer l'adoption en vigueur en Tunisie depuis 1959 par le régime de «Kafala», qui est une procédure d'adoption spécifique au droit musulman dans laquelle l'adopté ne reçoit pas le nom de son adoptant et ne dispose pas des mêmes droits d'héritage qu'un enfant légitime. Ils ont déjà donné le ton à l'occasion d'une journée d'étude sur le thème «Regards croisés sur l'adoption» organisée hier à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis (FSJPST), en collaboration avec la Fondation Hanns Seidel- Maghreb. Rappelant que la Tunisie fait figure d'exception, dans le monde musulman, en ce qui concerne l'adoption aux côtés notamment de l'Indonésie, de la Turquie, le doyen de la FSJPST, Fadhel Moussa, a affirmé que l'intention d'Ennahdha de remplacer l'adoption par la Kafala , le récent débat sur l'Inscription, l'instauration de l'institution du maâdhoun (notaire religieux) constituent autant de signes qui préfigurent une fort probable remise en question de l'ordre juridique établi. «Les thèmes qui sont au cœur du débat public actuellement sont les mêmes débats qui ont marqué les années ayant précédé la mise en place de la première Assemblée Constituante qui a rédigé la Constitution de 1959. A l'époque, les progressistes menaient une lutte farouche contre les obscurantistes. Plus de cinquante ans plus tard, c'est le processus inverse qui est en train de s'enclencher», a-t-il déploré. De son côté, Kalthoum Meziou, professeur à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, a rappelé que la politique législative tunisienne s'est caractérisée depuis l'indépendance et jusqu'à la victoire d'Ennahdha aux élections du 23 octobre dernier par une orientation manifeste à protéger la femme et l'enfant. «Après la révolution et la victoire d'Ennahdha, le référent religieux devient omniprésent dans le discours religieux. Des leaders politiques, des cheikhs obscurantistes et des oulémas autoproclamés ne cessent de réclamer un retour aux interprétations les plus rétrogrades du droit musulman», s'est-elle inquiétée. Craintes fondées Mme Meziou rappelle qu'une loi votée par le premier parlement de la Tunisie indépendante reconnaît l'adoption plénière, indiquant que la loi n°98-75 du 28 novembre 1998 relative à l'attribution d'un nom patronymique aux enfants abandonnés et de filiation inconnue , constitue une innovation dans la région, puisqu'elle tend à reconnaître la filiation naturelle.«C'est dire que la modernité tunisienne est aujourd'hui mise à mal. Les craintes sont bien aujourd'hui fondées d'autant plus que la mobilisation contre l'abolition risque de ne pas faire bouger les foules, la question ne concernant qu'une petite minorité de la société tunisienne. De même, on risque de voir les démocrates se mobiliser pour sauver les acquis de la femme et sacrifier l'adoption», a-t-elle souligné, notant que les réactions au sujet de l'abolition de l'adoption sont jusque-là isolées et peu audibles contrairement à celles ayant trait à l'abolition de la polygamie ou à l'excision. L'universitaire a précisé, d'autre part, que le Code du Statut personnel est conforme à l'esprit général droit musulman en ce qui concerne l'adoption dans la mesure où il prévoit l'inscription de l'enfant dans une ascendance paternelle. Elle a indiqué, par ailleurs, que l'adoption présente plusieurs avantages. Il s'agit, entre autres, d'éviter l'infanticide auquel recourent plusieurs mères célibataires pour camoufler leur « péché », de cimenter un couple menacé de désintégration et de permettre à l'enfant naturel de vivre dans un milieu familial typique. «Bref, l'adoption préserve les intérêts de l'enfant qui dispose de droits et d'obligations analogues à ceux de l'enfant légitime et répond à ses besoins affectifs. Supprimer l'adoption et l'établissement de la filiation naturelle revient à s'attaquer aux personnes les plus fragiles de la société et à condamner l'enfance à une grave misère affective », a-t-elle résumé. Désacraliser le «fiqh» Professeur de civilisation islamique à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse, Neïla Sellini, a noté que l'adoption d'un enfant naturel dont le père est connu est autorisée par la loi islamique. Elle indique aussi, dans ce même chapitre, que certaines écoles de jurisprudence islamique (fiqh) autorisent l'adoption de l'enfant naturel Celui dont le père n'est pas connu. L'adopté moustalhak (rattaché) dispose des mêmes droits d'héritage qu'un enfant légitime. « Une grande partie de la législation islamique est une œuvre humaine influencée un contexte social bien particulier. Il est très dangereux de considérer toute la jurisprudence islamique comme ayant un caractère sacré», a-t-elle affirmé, rappelant que l'Imam Al-Chafiî a changé ses fatwas édictées en Irak lorsqu'il s'est installé au Caire. Membre de l'Assemblée Constituante élue sous les couleurs du Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL / ou Ettakatol), Salma Mabrouk Saâda, a révélé, quant à elle, que la commission des droits de libertés à l'Assemblée a déjà discuté le remplacement de l'adoption par la Kafala. « 50% des membres de cette commission constituante sont déjà pour l'abolition de l'adoption », a-t-elle fait savoir. Cette révélation a fait sursauter Yadh Ben Achour, constitutionnaliste et ancien président de la haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. «L'ANC est en train de se transformer en un organe législatif. Comment peut-on se permettre de discuter de l'adoption dans une Assemblée chargée de rédiger une Constitution ? L'ANC risque ainsi de se transformer en café à palabres ou d'interminables discussions et divisions», a-t-il avertit.