Par Kalthoum Meziou-Douraï - Le mariage en droit musulman est un contrat purement consensuel, seule la présence de deux témoins est exigée au moment de l'échange de consentement entre le futur époux et la future épouse ou son représentant. La présence des témoins était destinée à donner au mariage une certaine publicité et visait ainsi à protéger la femme et à permettre à l'enfant né de cette union d'être couvert par la légitimité et d'entrer dans la famille du père. En Tunisie, pendant des siècles, le mariage était conclu valablement sous deux formes différentes, le mariage traditionnel orf se pratiquait essentiellement dans les campagnes. La coutume urbaine faisait du mariage un contrat conclu par écrit dressé par devant deux notaires, cette deuxième forme a précisément émergé et s'est ancrée dans les milieux citadins pour permettre la preuve du mariage. Mais conclu sous l'une ou l'autre forme, le mariage devait remplir les mêmes conditions et produisait les mêmes effets. Le législateur de la Tunisie indépendante a donné une forme moderne à cette exigence de publicité et de preuve de l'union. La loi du 1er août 1957 réglementant l'état civil exclut le mariage orf et impose désormais des règles strictes : un acte authentique doit toujours être établi. Les époux ont une faculté de choix entre la célébration du mariage par l'officier de l'état civil ou l'acte conclu devant deux notaires, la présence de deux témoins étant toujours requise. L'acte de mariage ainsi dressé devient une condition de validité du mariage, l'intervention de l'une ou de l'autre de ces deux autorités est requise sous peine de nullité. Ces exigences de forme ne sont nullement contraires au droit musulman, elles permettent d'instaurer une transparence en matière de mariage et de filiation et permettent de faciliter la preuve des liens de parenté et d'alliance. Mais il est vrai, cette exigence permet, par ailleurs, de vérifier que le mariage est bien monogamique. Rappelons que, tout de suite après la promulgation du Code du statut personnel, le mariage coutumier avait continué à être pratiqué, parfois par ignorance mais le plus souvent pour détourner l'interdiction de la polygamie. En effet, l'officier de l'état civil et le notaire refusent de célébrer un mariage si le futur époux se trouve engagé dans les liens d'un mariage précédent, certains avaient alors pensé qu'il suffisait pour détourner l'interdiction de célébrer le deuxième mariage selon la forme traditionnelle ; le législateur intervient le 4 juillet 1958 par une loi interprétative pour expliquer que le mariage orf qui suit un mariage célébré en la forme légale constitue un cas de bigamie tombant sous le coup de la loi pénale. Pour les candidats à la polygamie, la parade était simple, il suffisait de célébrer d'abord le mariage orf et de célébrer ensuite un mariage selon les formes légales. Le législateur intervient de nouveau le 20 février 1964 pour sanctionner également cette hypothèse de polygamie. Depuis, toute union qui n'est pas conclue conformément aux dispositions de la loi est nulle et sanctionnée pénalement (art. 36 de la loi du 1er août 1957 réglementant l'état civil). Le législateur fait ainsi de l'exigence de l'acte authentique le rempart contre un retour à la polygamie, rempart qui s'effondre avec le retour du mariage coutumier. On ne peut alors que s'étonner des affirmations de Madame Badi. Ministre du Gouvernement tunisien, Madame Badi approuve la violation de la loi pénale et la commission d'une infraction estimant qu'il s'agit là de l'exercice d'une liberté individuelle. Ministre de la femme, Madame Badi approuve la remise en question de tous les acquis de la famille tunisienne puisqu'il s'agit là d'une première attaque frontale contre le Code du statut personnel entraînant nécessairement dans son sillage d'autres atteintes. Il faut vraiment faire preuve d'irresponsabilité pour encourager ou même laisser proliférer un tel type d'union. Comment peut-on légitimer le dépouillement de la femme et de l'enfant d'une protection de la loi ? Pour quelles raisons et au nom de quoi ? Rappelons quelques vérités : - Le mariage orf pratiqué par certains ne correspond pas au mariage coutumier du droit musulman. Ce dernier doit remplir certaines conditions, en particulier el ichhar. La présence des deux témoins est destinée à faire savoir à tous que les deux personnes sont liées par les liens du mariage. Il faut rappeler que le droit musulman distingue, toujours afin de pouvoir attribuer la paternité des enfants à naître au mari, entre célébration du mariage et consommation du mariage et que la consommation elle-même n'existe juridiquement que si les époux se sont retirés « derrière les rideaux » au vu et au su de tout le monde. Or ce qui se constate actuellement, c'est que dans de nombreux cas, le mariage est célébré dans une semi-clandestinité, les deux témoins existent mais les familles ne sont pas informées de l'existence de l'union. Il s'agit alors au pire de profiter de la crédulité de certaines jeunes filles, au mieux de se donner bonne conscience en recouvrant d'un voile religieux des relations hors mariage. -Le mariage orf ne produit plus les mêmes effets que le mariage coutumier du droit musulman pour la simple raison qu'il ne s'agit pas d'un mariage, l'union est nulle. L'article 36 bis de la loi réglementant l'état civil prévoit qu'une telle union n'emporte que les effets suivants : L'établissement des liens de filiation, l'obligation pour la femme d'observer le délai de viduité (el idda) et les empêchements du mariage résultant de l'alliance. La femme n'a ainsi aucun droit et aucune protection, elle n'a droit ni à une nafaqa ni à un dédommagement quelconque. L'enfant est, quant à lui, apparemment mieux loti, sa filiation est reconnue, mais encore faut-il prouver cette filiation, cela n'est pas chose aisée, peut-on admettre le test ADN ou serait une bidaa ? Et ces enfants peuvent-ils ou non hériter de leur père ? Avec le retour du mariage coutumier, on prépare, pour les années à venir, outre des cas de polygamie, des procès devant les tribunaux et des drames au sein des familles. *Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis Ancienne doyenne. rauf andalib