Il avait raison, Nouri Bouzid, lorsqu'en présentant son tout dernier film, il en résuma le sujet par ce syntagme si simple : « combat contre le machisme ». Tout (ou presque) était dit ! Au spectateur par la suite de lire « Manmoutech », non du point de vue de la thématique qu'il aborde, mais sous l'angle de son écriture cinématographique, du traitement esthétique du sujet choisi. C'est, sous ce rapport, un film très réussi ; une œuvre de maître à la beauté de laquelle contribue une pléiade de très bons acteurs. Sur ce plan, Souhir Ben Amara, Nour Meziou et Bahram Aloui émergèrent du lot. Un poète les dirigeait et ces jeunes talents semblaient n'attendre que ses conseils pour faire exploser l'art et la poésie dont ils sont pétris. Bel effort de maïeutique cinématographique qui au final, enfanta un produit d'une inestimable qualité. Les « beautés cachées » du film Dans « Manmoutech », qui ne s'intitule pas arbitrairement « Beautés cachées », il n'y avait pas que les velléités d'émancipation des deux héroïnes à applaudir. Certes, la conjoncture actuelle et la menace qui pèse sur les libertés privées et sur les droits des femmes exigent une vigilance, une ténacité et une persévérance de tous les instants pour préserver les acquis progressistes de la Tunisie et du monde arabo musulman. Mais Nouri Bouzid défend ces causes avec un autre langage que celui des tribunes politiques partisanes : c'est son expression cinématographique qu'il faudrait apprécier, ces « beautés cachées » qui nous font soutenir son combat libertaire. A cet effet, l'on doit accorder moins d'intérêt aux propos des personnages qu'aux autres discours non articulés que libère le film et qui sont au moins tout aussi parlants que les mots des acteurs. « Manmoutech » a aussi pour héros des objets de haute teneur symbolique et poétique, tels les foulards dont on veut de force emmitoufler Zeïneb et ceux avec lesquels Aïcha s'efforce de se racheter une vertu dans sa société hypocrite et perverse. Les clés perdues et retrouvées, les portes refermées et réouvertes, les breuvages lénifiants désirés puis abhorrés, les téléphones portables tour à tour autorisés et confisqués, l'ordinateur réquisitionné, l'accordéon de Ammou ramassé avec les détritus, tout cela et bien d'autres détails invitent à une lecture herméneutique du film. Il ne faudrait pas non plus perdre de vue la portée des espaces que hantent les personnages, la prison d'où Hamza s'évade, la maison familiale accueillante puis hostile, la chambre intime maintes fois violée, le lit de l'amitié et le lit de l'amour, la rue tentante mais guère sécurisée, le lieu de travail espace d'honneur et de déshonneur, la ville où gronde la révolution et les quartiers sombres où sévissent la misère et les préjugés ! Qui voile quoi ? Le voile, sujet nodal du film de Nouri Bouzid, n'est pas seulement, ce tissu dont on se couvre les cheveux par pudeur. Dans « Manmoutech », chacun (hommes et femmes confondus) porte son ou ses voiles : c'est toute la société qui voile ses tares et ses contradictions derrière un quelconque écran ou paravent. A cette machine de « voilement » perfide, Bouzid oppose son entreprise artistique de dévoilement pour dénoncer le mensonge social et culturel sur lequel les soi-disant défenseurs de la religion et de la morale fondent leurs pratiques discriminatoires et leurs campagnes inquisitoires. Hamza, le frère de Zeïneb récupéré pour un temps par l'intégrisme islamiste, se rattrape à temps et échappe, au prix d'une salutaire remise en question, à l'idéologie rétrograde déferlante. La tante à qui l'on confie la tâche de ramener Zeïneb sur le « droit chemin » découvre les viles manœuvres de sa sœur et refuse d'être la complice d'un « meurtre ». Manifestement, ce sont des « têtes » qu'on cherche à neutraliser dans « Manmoutech » : l'accordéoniste bohémien est abattu d'une balle dans la tête, Aïcha se fait malmener la tête lorsqu'on lui impose de changer de service sur son lieu de travail, la mère de Zeïneb veut à tout prix calmer les « maux de tête » de sa fille, Hamza saigne de la tête après avoir été molesté par ses anciens compagnons salafistes. Il y a donc tout à craindre pour la liberté de penser. Il ne s'agit même pas d'uniformiser les idées et les rêves : on veut tout simplement les interdire ! De l'espoir et des appréhensions ! «Manmoutech », comme son titre arabe l'indique sans détours, entretient l'espoir, s'entête à combattre pour la vie, contre « el koubbi », pour l'émancipation, contre la censure, pour le chant libre, contre les litanies superstitieuses, pour le corps libre, contre l'aliénation et la répression sous toutes leurs formes. C'est sur cette note rassurante que s'achève le film de Bouzid qui appelle à une vraie révolution dans les mentalités. Que « Manmoutech » soit contemporain de l'ère émancipatrice qui succéda au 14 janvier 2011, c'est un choix délibéré de la part de son réalisateur qui néanmoins laisse percevoir ses inquiétudes profondes quant au risque réel que la « Révolution » ne se transforme en « Involution » ! Badreddine BEN HENDA Les à-côtés du spectacle
*Encore une fois, la débandade était de la partie ! La bousculade était monstre vendredi soir aux portes du Colisée. Il y eut des évanouissements en série, et aussi des échauffourées à l'intérieur et à l'extérieur de la salle. Des dizaines de jeunes spectateurs tenaient à entrer de force sans badge ni billet. Quelques uns y réussirent et nous vîmes plusieurs spectateurs regarder le film debout ou assis à même le sol. Des sièges libres, il y en avait pourtant ; mais les jeunes les avaient réquisitionnés pour des « amis ». Nous avons remarqué également que certains spectateurs s'étaient endormis pendant toute la projection. Que ne pouvaient-ils le faire chez eux et laisser leur place à des cinéphiles plus éveillés ? * En présentant son film et son équipe, Nouri Bouzid évoqua son anniversaire fêté la veille et rendit hommage aux « Zouawla » de Gabès, des graffitistes qui seront traduits en justice le 5 décembre prochain et qui risquent deux ans de prison. * Le titre « Manmoutech » est inspiré d'un poème de Nouri Bouzid écrit en prison dans les années 70. Plusieurs morceaux de ce chant sont interprétés dans le film soit par l'accordéoniste Ammou (interprété par Nouri Bouzid lui-même), soit par les deux héroïnes Zeïneb et Aïcha. * Nouri Bouzid vient de rentrer d'Abou Dhabi où il a reçu le prix du meilleur réalisateur arabe. *Les principaux rôles de « Manmoutech » sont tenus par Bahram Aloui, Nour Mziou, Souhir Ben Amara, Bouraouia Marzouk, Aymen Omrani, Lotfi Abdelli, Sami Idriss, Zeyneb Bouzid, Ayoub Jaouadi, Fathi M'selmani et Abdelaziz Meherzi.