Souvent, lorsqu'amateurs et profanes abordent la peinture, les lieux d'un artiste : sa touche, sa singularité à travers dessins et palettes sont disséquées, mises à nu. Sa préférence ou sa prédilection pour un courant et une école se font miroiter en filigrane d'une analyse des toiles exposées. Pourtant, le jardin secret d'un artiste demeure impénétrable dans sa totalité. C'est dans cette verve que s'inscrit Jean Lancri. A travers une œuvre dont le personnage central est le « facteur cheval », l'artiste peintre transcende l'âme. Rêve et réalité se mélangent et se mêlent dans une vision particulière où les mesures spatio-temporelles s'inversent dans une procession vers l'inconnu qui n'est que la face cachée de nous- mêmes… De prime abord, c'est une œuvre gaie aux couleurs chatoyantes qui interpelle l'œil du visiteur. D'emblée, nous sommes placés dans une atmosphère festive, carnavalesque par moment. Des personnages aux silhouettes imparfaites peuplent la toile, l'habitent et l'animent. Ils sont fluides, ils sont dans une mouvance intrinsèque qui happe le regard et attire l'esprit. Petit à petit, nous entrons dans l'œuvre, nous y habitons nous-mêmes. Peu à peu, nous accompagnons le facteur dans son errance, nous nous mettons en selle et nous flânons d'un tableau à l'autre. Et c'est amusés que nous nous laissons submergés par le bleu. Un bleu si particulier que le professeur Samia Kassab-Charfi appellera « le bleu Lancri ». Ce bleu qui se meut progressivement en rouge. Le professeur Kassab-Charfi qualifiera l'œuvre de : « toiles-tournesol, du nom de ce réactif chimique qui tourne le bleu en rouge, en roue libre sur les éthers du monde ». Par une singulière chimie se produit l'alchimie entre les personnages « lancrien », la chromatique et le « regardeur ». Dans ce bleu mouvant et ce rouge naissant, la palette de l'artiste se place entre le chaud et le froid, l'infernal et l'abyssal. Deux antipodes en apparence, entre lesquels s'immiscent d'autres teintes vives soient-elles ou calmes. La vision carnavalesque du début cède au fur et à mesure la place à une profonde réflexion sur la condition humaine : la joie se mêlant à la tristesse, le matériel appelant l'immatériel et le réel s'imbriquant dans le rêve. Jean Lancri dessine et peint nos angoisses et nos espoirs en les codifiant à travers une superposition de matériaux où toiles, papiers et gazes entre autres, sont les strates d'un monde vraisemblable. Quand nous arrivons au bout de notre promenade, lorsque nous nous extirpons de la dernière toile et que nous embrassons d'un regard l'ensemble des cinquante trois œuvres qui tapissent les murs de l'espace Sadika, nous nous apercevons que notre balade en compagnie de Lancri s'est faite dans un monde mi-réel mi-merveilleux. Un réel-merveilleux comme dirait l'écrivain Alejo Carpentier qui inverse la mesure et la rigueur du monde où Marlène devient Marylin et où vélo devient « love » ; anagramme révélatrice qui laisse deviner la perpétuelle quête de soi et l'éternel recommencement de la vie peut-être, de l'art certainement…