Trois nouvelles sous la plume de la romancière indienne de langue anglaise Anita Desai, dont l'écriture est tout en fulgurances et en subtilités. Dans ce recueil que publie Mercure de France, elle explore le chaos de la vie intérieure, dans une Inde rurale et poussiéreuse. A soixante-seize ans, Anita Desai est la grande dame des lettres indiennes anglophones. Sa sensibilité moderniste, son exploration de la vie intérieure de ses personnages, sa narration romanesque tout en strates et en plongées verticales vers les racines de la mémoire, situent son œuvre du côté des grands romanciers des temps modernes : Virginia Woolf, William Faulkner, Anton Tchekhov. Ses récits tentent de faire sens au chaos de la vie, saisissant les lignes de fracture à travers les « parcours en zigzag » de ses protagonistes qui sont souvent des femmes, mais parfois aussi des hommes, comme dans deux des trois longues nouvelles qui composent son recueil, paru récemment en français sous le titre crépusculaire et évocateur de L'art de l'effacement. Son premier roman « Cry the Peacock » paraît en 1963. Depuis, Anita Desai a publié une dizaine de romans, mais aussi deux recueils de nouvelles. Son écriture d'une intensité lyrique, toujours à l'affût des drames intimes et secrets, se marie bien avec l'esprit de la nouvelle qui privilégie l'approfondissement, la singularité et l'instantané.
L'impossible oubli Desai a mis en exergue, à l'entrée de son nouveau recueil de nouvelles, une phrase de l'Argentin Jorge Luis Borges : « Une seule chose n'existe pas : l'oubli. » L'impossible oubli est le fil d'Ariane qui traverse les trois récits que comporte ce volume. Peut-on vraiment oublier ? La nouvelle éponyme du recueil raconte l'histoire de Ravi qui tente d'oublier son passé, son enfance, tout en retournant vivre après la mort de ses parents adoptifs dans la maison ancestrale où il a grandi, aux contreforts de l'Himalaya. Dans les ruines de cette maison située sur une colline, dévastée autrefois par un incendie, il vit seul, coupé de la civilisation.
Le motif de l'art désacralisé est illustré dans la seconde nouvelle du recueil par le travail laborieux et problématique d'une traductrice qui veut arracher à l'oubli la langue parlée par sa mère disparue, en traduisant en anglais l'œuvre d'une auteure écrivant dans cette langue régionale, mais totalement inconnue en dehors de sa région. Prema réussit à trouver une maison d'édition qui voudrait faire connaître les écrits en langues vernaculaires, mais nourrie de littératures occidentales (Jane Austen, George Eliot, Simone de Beauvoir…), la traductrice ne peut se contenter de traduire. Frustrée par ce qu'elle considère être les insuffisances de l'oeuvre en langue indigène, qui ne respecte guère les normes qu'elle a intériorisées, elle a tendance à réécrire les textes, les « améliorer », en sacrifiant dans le processus leur authenticité. C'est un récit subtil où la tension devient palpable au fur et à mesure que l'auteur nous entraîne au cœur de la créativité de son héroïne, tiraillée entre ses nombreuses fidélités personnelles et littéraires. Des fidélités conflictuelles qui débouchent sur la confusion identitaire qui est le véritable thème de cette nouvelle.
Lyrique, surprenante et baroque, « Le musée des ultimes voyages », la nouvelle qui ouvre le volume, est la plus mémorable de ce mince recueil. Elle est empreinte de nostalgie mêlée de culpabilité, de parfum des ruines et de « mélancolie poétique ». Le personnage central n'a pas de nom car il pourrait être l'un de nous, vous, moi, un lecteur lambda. Affecté dans un district reculé, ce jeune fonctionnaire se voit arraché de l'ennui dévorant de sa vie professionnelle par sa découverte d'un musée mystérieux au cœur de l'Inde profonde. (MFI) L'Art de l'effacement, par Anita Desai. Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin. Paris, Mercure de France, 2013. 190 pages.