Mandaté par le Conseil des Droits de l'Homme des Nations Unies, et sur invitation du gouvernement tunisien, le Rapporteur Spécial des Nations Unies, expert indépendant Pablo de Greiff, de nationalité colombienne, a effectué à Tunis, du 10 au 16 Novembre 2012, une visite de travail. Contexte de la visite L'objectif de la visite consiste essentiellement à faire l'état des lieux du processus national de justice transitionnelle, d'en tirer des conclusions et d'en formuler des recommandations, et ce conformément à la résolution 18/7 adoptée par le Conseil des Droits de l'Homme le 29 Septembre 2011 et aux termes de laquelle le Conseil a décidé de confier, pour une période de trois ans, à un Rapporteur Spécial le mandat portant sur” la promotion de la vérité, de la justice, des réparations et des garanties de non-répétition”. Pour Pablo de Greiff, la Tunisie ” est à un moment crucial dans son évolution d'un régime miné par la répression et la corruption vers un Etat de droit“. Son séjour à Tunis est à la fois évaluatif et prospectif dans la mesure où tenter d'apporter son expertise sur deux plans : D'abord, “évaluer en toute objectivité et en toute impartialité le travail accompli jusqu'ici dans le domaine de la justice transitionnelle“, et ensuite “offrir l'aide au gouvernement et à la société tunisienne dans son ensemble afin de trouver un moyen durable d'aller de l'avant tout en tenant compte du passé“. Pour ce faire, il fait valoir une approche basée sur les victimes de la répression, affirmant que “les victimes doivent être au centre du processus de réforme, afin de garantir sa légitimité et d'aider à rétablir la confiance dans les institutions de l'Etat“. Au cours de sa visite, Pablo de Greiff s'est rendu à Tunis, Sidi Bouzid, Gafsa et Redeyef, a rencontré des représentants gouvernementaux et locaux, des représentants des pouvoirs législatif et judiciaire, des fonctionnaires de police, un large éventail d'acteurs de la société civile et des victimes de violations massives des droits de l'homme, ainsi que les corps diplomatiques et les équipes de l'ONU à Tunis. Au terme de sa visite, Pablo de Greiff a tenu le 16 Novembre 2012 une conférence de presse où il a dressé, à titre préliminaire, le bilan de la situation prévalant en Tunisie en matière de justice transitionnelle et livré ses commentaires et ses recommandations. Etant précisé que le rapport final sera soumis au Conseil des Droits de l'Homme en Septembre 2013. Diagnostic du processus tunisien de justice transitionnelle Tout en reconnaissant les efforts déployés par le gouvernement tunisien pour lancer et mettre en œuvre son processus de justice transitionnelle, le Rapporteur Spécial n'en a pas moins identifié certains défis auxquels est encore confronté ledit processus, à savoir, notamment “l'absence d'une approche compréhensive qui applique de manière équitable les quatre éléments (de la justice transitionnelle : promotion de la vérité, de la justice, des réparations et des garanties de non-répétition) , et qui évite la fragmentation du processus en divers efforts destinés à faire face à des violations particulières, ou liées à des périodes spécifiques“. Il a invité le gouvernement tunisien à ” mettre plus clairement le concept de droits de l'homme au cœur des efforts de justice transitionnelle” et que la question du genre soit bien tenue en ligne de compte, indiquant que lors de ses rencontre et visites sur le terrain il a observé que les consultations menées par le Comité Technique National ont accusé quelques manquements : fossé entre la côte urbaine et l'intérieur du pays, les voix des femmes peu entendues, échec à inclure tous les secteurs de la société d'une manière véritablement efficace. De son avis, lesdites consultations sont censées constituer un mécanisme permanent, dynamique et inclusif et non une entreprise ponctuelle et isolée, recommandant à cet effet de mettre en place ” un organe de coordination interministérielle pour garantir que des services adéquats soient délivrés aux victimes“. Admettant que tout processus de justice transitionnelle soit lent, pour des raisons objectives, il a constaté néanmoins que, pour le cas tunisien, rien n'a été encore mis en place pour certaines catégories de victimes et même les mesures d'assainissement et de réforme institutionnelle prises, notamment dans les domaines de la justice et de la sécurité, sont loin d'être systémiques et conformes au normes internationales. Il a signalé que le processus national de justice transitionnelle ne dispose pas d'une approche globale et intégrée dans la mesure où il a ” privilégié les réparations, et plus précisément, les compensations d'ordre monétaire,..., sans suffisamment tenir compte des droits et besoins des femmes touchées par les violations “. La réparation n'est qu'un aspect de la justice transitionnelle et, à ce titre, ne peut se substituer à tout le processus. Les piliers de la justice transitionnelle sont intrinsèquement liés et évoluent en synergie. Sans vérité, sans justice et sans réforme institutionnelle ainsi que d'autres garanties de non-répétition, la réparation n'est qu'une simple compensation pour faire taire les victimes. D'où la nécessité d'une “approche globale de la justice transitionnelle, qui lie les réparations à la recherche de la vérité, aux poursuites criminelles, aux réformes institutionnelles et aux autres mesures visant à garantir la non-répétition“ La politisation et le réflexe partisan du processus tunisien de justice transitionnelle constituent la plus grave menace à son aboutissement. La segmentation des différentes initiatives lancées par le gouvernement entreprise, en tant que réponses ponctuelles à des situations factuelles, entrave la conception et l'articulation d'un cadre global et crée ainsi une nouvelle catégorie de victimes. Pour Pablo de Greiff ” cette approche rend la fragmentation du processus presque inévitable, et renforce le sentiment que tout le monde n'est pas traité équitablement, ni même inclue dans le processus“. Dans un contexte de faible niveau de confiance, de déficit de coordination institutionnelle, de disparité régionale, d'atermoiement dans le projet de rédaction de la Constitution, ” il n'est pas surprenant que le processus soit accusé de politisation”. Principaux axes des recommandations préliminaires Les recommandations formulées par Pablo de Greiff mettent l'accent sur trois principaux impératifs dont le gouvernement tunisien est appelé à tenir compte : 1- Inscrire les droits de l'homme au centre du processus de justice transitionnelle et comme fondement de tout système de réparation. Cette démarche “éviterait le risque de fragmentation et la création de différents « types » de victimes“. C'est le seul remède aux accusations de politisation et de favoritisme, et à l'absence de systématicité. 2- Articuler le processus de justice transitionnelle autour d'un cadre global et intégré. 3- Renforcer la synchronisation institutionnelle par la mise en place d'une structure de coordination interministérielle pour bien relever les défis auxquels le processus fait face. Tout en soulignant que la coopération internationale peut jouer un rôle significatif à ce sujet, Pablo de Greiff n'a pas manqué cependant d'alerter que “la multitude de bailleurs de fonds souhaitant soutenir la justice transitionnelle et le processus de réforme risque de compromettre la mise en place de réformes cohérentes“ Commentaires sur le projet de loi sur la justice transitionnelle Sur un autre plan, le Rapporteur Spécial des Nations Unies a examiné et commenté le projet de loi sur la justice transitionnelle, adressant quelques remarques de fond : . Le projet en question n'est pas clair sur la faculté de la Commission Vérité et Dignité, créée par la loi, de traiter les quatre éléments de la justice transitionnelle d'une manière équitable. . Le projet en question ne donne pas notion de droits de l'homme une position plus fondamentale. . S'agissant du mécanisme de sélection des membres de la Commission, le projet en question, confie cette responsabilité à une instance politique, à savoir l'Assemblée Nationale Constituante. Dès lors que l'objectif central porte sur d'assurer l'indépendance de la Commission, Pablo de Greiff préconise de “permettre à l'instance de sélection des candidats de tenir des audiences publiques sur la base, au moins, d'une liste restreinte de candidats“. . Le projet en question accorde à la Commission des fonctions d'arbitrage concernant le règlement des dossiers financiers. L'arbitrage en matière de corruption étant susceptible de controverse, cette tache risque d'imposer non seulement un fardeau administratif considérable à la Commission mais d'altérer son efficacité et sa crédibilité. Pour le Rapporteur Spécial “Il s'agit là d'une expérience inédite, et on ne peut qu'espérer qu'elle se déroule d'une manière uniforme dans chacun de ces domaines, et qu'elle respecte des normes et des procédures équitables“. Réforme des appareils judiciaire et sécuritaire Enfin, le Rapporteur Spécial a évoqué la réforme des appareils judiciaire et sécuritaire, opération qui est au cœur de tout processus de justice transitionnelle, en livrant son avis : Pour le premier, la mise en place d'un système judiciaire autorégulé et indépendant du pouvoir exécutif et la création d'un Conseil judiciaire indépendant qui gère la justice, y compris en matière de nominations, de promotions et de procédures disciplinaires, sont une priorité, d'autant plus que ” les actuelles propositions de réforme ne sont pas suffisantes à cet égard“. Pour le second, la mise en place de mécanismes efficaces de surveillance pour améliorer la transparence et la responsabilité des forces de l'ordre, soumises à des procédures d'assainissement qui respectent les normes relatives aux droits de l'homme, est une priorité. Concluant que “la neutralité des forces de police et de sécurité intérieures doit être institutionnalisée dans la nouvelle Constitution“.