La Tunisie était exportateur de compétences et de cerveaux, les temps ont changé, le pays a gardé son solide rang mais en tant qu'exportateur de Djihadistes. En quelque sorte, des têtes illuminées en lieu et place d'esprits éclairés sur le marché international, notamment moyen-oriental. L'étude établie par le Centre international d'études de la radicalisation (ICSR), basé à Londres, bombarde, c'est le cas de le dire, la nébuleuse terroriste tunisienne au haut de ce sinistre podium. Une macabre distinction dont la Tunisie se serait bien passée. Pourquoi ? Comment ? Quel idéal, quel profit et quel terre promise nos enfants étaient allés chercher aux confins de la Mésopotamie et dans les lisières de Biled Echam ? Comment se fait-il que la jeunesse, la fine fleur d'un peuple dont la culture et la personnalité sont historiquement et socialement articulées sur les valeurs d'ouverture, de modération et de modernité, tombe aussi bas, du moins une partie, et plonge, pieds et mains liés, dans la radicalisation et la violence. Une société plutôt séculière, réconciliée avec elle-même, affranchie de toute crise d'identité et de tout conflit ethnique ou confessionnel, qui voit, impuissante et forcée, partir une frange de ses forces vives porter les armes et rivaliser d'exactions au nom de l'Islam, dans un combat à la fois étrange et étranger et dans des endroits au bout du monde. Pourquoi cette éruption a coïncidé avec la révolution ? Y a-t-il un lien de cause à effet ? Problème de sécurité, mal de vivre, manque de modèle identificatoires, lourds clivages culturels, pesant sentiment d'inutilité, fort désir d'accomplissement, absence de perspectives, sensation de refuge, identité de groupe face à l'exclusion, quête d'indépendance financière, fuite en avant, refus du modèle de société,réaction contre les inégalités et les disparités, jeu de manipulation et d'embrigadement, stratégie de chair à canons finalement facile à mobiliser? Peut-être tout ça à la fois. Tout autant de motifs, agissant certainement en synergie et en association, en mesure d'offrir un début de réponse à cet insondable phénomène. On ne résout point un problème dont on ne comprend pas les dessous. Le processus de radicalisation est avant tout le produit d'un fuseau de fractures de tout genre et traduit l'échec de la société à valoriser et responsabiliser sa jeunesse, à être à son écoute et à lui proposer un idéal ou un projet, à prendre en charge ses préoccupations et ses aspirations et à répondre à ses viscérales interrogations.En fait, un déficit de communication et d'échange. Le dialogue est plus vertical qu'horizontal. La jeunesse tunisienne est mal dans sa peau, plus traumatisée par les développements et les effets de la révolution, générant le chaos social, le désordre politique et la paupérisation économique, que par les forfaits de la dictature déchue. Il est connu que toute révolution fait ressortir en surface le meilleur et pire de chaque peuple. Mais personne n'a jamais imaginé, ne serait-ce un orphelin instant, que la face cachée de la Tunisie profonde soit aussi sombre et autant brutale. Trouver refuge dans la violence, en particulier le terrorisme, est une réaction d'instinct et non d'intelligence. Le désespoir, dans toutes ses formes et expressions, en est le principal gisement. La lutte contre ce fléau reste boiteuse si elle est focalisée uniquement sur la riposte sécuritaire ou militaire. Une flagrante myopie. Le spectre de mobiles est plus vaste et plus profond. Le soin doit être à la mesure du mal, un mauvais diagnostic aboutit forcément à un mauvais remède. Traiter les symptômes n'a jamais guéri un corps malade. Les soins palliatifs adoucissent la douleur mais n'extirpent guère le microbe ou le virus. Et les jeunes tunisiens qui ont investi le bourbier syrien et irakien, le sabre à la main et la haine plein le cœur,ont-ils la même motivation ? Sans doute pas. Il y a forcément un large éventail de raisons. En Tunisie, pourtant première victime de ses enfants, peu ou prou d'études sociologiques à ce sujet ont été menées. Le profil et le mobile des djihadistes tunisiens restent un mystère. Une équation à plusieurs inconnus. Il n'est pas démontré que la précarité sociale en soit le principal vecteur, encore moins le piètre niveau intellectuel et scolaire ou un retour fulgurant aux sources de la foi et de la piété. L'Islam n'est que le prétexte, l'habillage idéologique, la doctrine de justification, la crise est beaucoup plus existentielle que morale ou culturelle ou bien encore économique. Il ne s'agit nullement de faire triompher une cause religieuse mais de mettre en perspective l'idée de se réaliser soi-même et de s'affirmer en tant qu'individu dans une communauté de fraternité et non de rejet. Peut-être que le mouvement djihadiste séduit, outre par sa manne financière, par sa faculté à miroiter un idéal, un ordre et un prisme dont la société tunisienne est incapable d'offrir. Et tant que les causes profondes ne sont pas identifiées puis circonscrites et jugulées, à défaut d'être complètement éradiquées, le funeste record sera loin de quitter le palmarès tunisien.