La mémoire est une question de perspective. C'est-à-dire construction d'une représentation à partir du point de vue d'un sujet individuel ou collectif qui, loin d'être le spectateur passif de ce qui se déploie devant lui, est acteur de son élaboration. En d'autres termes, la mémoire conjugue à la fois un discours mémorialiste qui ne peut pas être platement descriptif, une représentation et un régime conceptuel, mais aussi fictionnel et politique, qui préside à la mise en intrigue des faits et des évènements. C'est dans ce sens qu'il faut situer l'organisation par l'Association «Perspectives-Amel Tounsi» du 18 au 20 décembre courant à Tunis d'un colloque international sous le titre programmatique «Perspectives-Amel Tounsi : Histoire et prolongement». Dédié à trois grandes figures du mouvement Perspectives-Amel Tounsi (Noureddine Ben Kheder, Mohamed Ben Jennet, Ahmed Othmani), ce colloque international constitue un évènement politique et culturel de grande importance en termes de lutte contre l'oubli entendu comme une menace pour la sauvegarde de la mémoire de toute une génération d'intellectuels qui était à l'avant-garde des luttes politiques dans les années 1960-70 en Tunisie. Les différents points qui constituent le programme de cette rencontre ambitionnent d'apporter des éclairages édifiants sur les circonstances de la naissance de Perspectives, les pièges de la mémoire, les procès politiques en Tunisie, les luttes des prisonniers politiques, l'impact de Perspectives sur la culture contemporaine en Tunisie. Les témoignages alternent avec les analyses académiques pour mettre en lumière le devenir problématique de Perspectives-Amel Tounsi, la place de Perspectives-Amel Tounsi dans l'évolution des luttes démocratiques, sociales et estudiantines, etc. Parce que le recueil des témoignages, l'établissement des faits historiques appellent analyse et mise en perspective. L'étude de l'héritage militant, intellectuel et culturel de Perspectives-Amel Tounsi ne peut en aucun être spontané ni borné à l'addition de témoignages individuels ni articulé à un discours de victimisation. Elle suppose, au contraire, des recherches analytiques et des confrontations. Cette étude appelle surtout une démarche critique et autocritique loin de toute attitude de vénération. C'est de cette façon qu'on peut vitaliser l'héritage militant, intellectuel et culturel de Perspectives-Amel Tounsi et renforcer son ancrage historique. De ce point de vue là, la mémoire de Perspectives-Amel Tounsi devient un enjeu politique capital dans les conditions de la Tunisie d'aujourd'hui et demain. La lisibilité et l'interprétabilité de la vie politique et intellectuelle dans les années 1960-70 constituent des conditions de la pensée face au danger que représente la volonté d'imposer aux Tunisiens une mémoire tronquée. Cela aide à corriger ce que la politique de la mémoire, notamment, officielle peut présenter de partialité et de travestissement des faits. Et surtout permettre aux jeunes et moins jeunes de se réapproprier tout un pan de l'histoire politique de la Tunisie contemporaine, à se situer dans l'histoire, c'est-à-dire dans les contradictions sociales et politiques où il vit, mais aussi dans les configurations de savoir où il pense ; et par là lui permettre de définir le lieu mémoriel où il pourra remettre en question la doxa, advenir comme sujet de son propre discours sur la mémoire.