Quel rapport les citoyens de notre pays (et non ses officiels) ont-ils aux fêtes nationales d'une manière générale et à la commémoration des événements du 9 avril en particulier ? Pour en avoir une idée objective, il faudrait mener une très large enquête auprès de la population. Aujourd'hui, nous avons voulu sonder, pour un article de journal, les opinions des jeunes Tunisiens sur les héros et les grandes dates du Mouvement national ; parmi les réponses que nous avons obtenues à l'époque, il y en avait qui nous laissaient sans voix tant elles dénotaient une méconnaissance scandaleuse de notre histoire contemporaine. Or, nos interlocuteurs étaient pour la plupart des élèves des petites et des grandes classes du secondaire. Cette année, nous avons refait l'expérience mais avec quelques étudiants de départements autres que l'histoire. Leurs réponses ne furent pas plus rassurantes quant à la valeur qu'ils accordent aux symboles patriotiques. Pour une quinzaine d'entre eux, la date du 9 avril évoque en premier la journée de congé dont ils bénéficient à cette occasion. Ils sont incapables de se souvenir avec exactitude de l'année où se sont déroulés les événements sanglants qu'elle commémore. En revanche, pas un seul d'entre eux n'a oublié de dire que cela fait penser immédiatement au boulevard qui porte à Tunis (et pas ailleurs !) cette date comme nom et à la célèbre faculté riveraine de cette artère. Un geste pour la mémoire nationale Mais pour ne pas accabler les seuls jeunes de cette « amnésie », nous dirons que pour l'écrasante majorité des travailleurs tunisiens, les dates symboliques de notre lutte pour l'indépendance valent surtout pour la journée chômée que chacune leur « rapporte ». Certains se réjouissent que cela coïncide avec un vendredi, un samedi ou un lundi ; cela « fait gagner » un week-end prolongé, pardi ! Ils sont même très nombreux à considérer que tout cela est très loin maintenant et que c'est révolu avec l'ère de Bourguiba ! On les voit mal, ces amnésiques, décider un jour d'emmener leurs enfants dans un mausolée ou un cimetière des martyrs. Il faudrait d'abord qu'ils sachent par où s'y rendre. Par ailleurs et à propos des habitants qui passent quotidiennement devant un monument aux martyrs sur lequel est inscrite la liste nominative des héros de leur ville, nous doutons qu'ils soient capables, tous, d'en réciter deux ou trois. Nous avons une fois interrogé à ce sujet un fonctionnaire quinquagénaire exerçant dans une petite ville et habitant à deux pas d'une stèle érigée à la mémoire des morts pour la patrie. Il a souri, le pauvre, lorsqu'il s'était senti coincé car aucun nom de la liste ne lui revenait. Et cet oubli n'était pas dû à un quelconque trou de mémoire : « Vous avez bien fait de me poser la question, nous dit-il alors, parce que je me rends compte maintenant que le devoir de mémoire ce n'est pas du discours en l'air. C'est aussi ce petit geste quotidien que nous devons à ceux qui se sont sacrifiés pour la liberté, qui ont accepté de mourir pour que leurs compatriotes vivent dans la dignité. C'est là que les gerbes de fleurs posées par les officiels sur leurs tombes prennent tout leur sens ! L'école du devoir patriotique Nous autres, citoyens « ordinaires », nous déléguons aux responsables politiques l'accomplissement à notre place de ce devoir patriotique et civique. D'un certain point de vue, c'est ce qui doit se faire. On imagine mal en effet, les dix millions de Tunisiens se recueillir le même jour devant les tombes des martyrs de leurs pays. Par contre, chacun d'eux doit se sentir concerné par cette fête du 9 avril et par toutes les cérémonies qui honorent la mémoire de nos grands et petits héros nationaux. Depuis le jardin d'enfants jusqu'à l'Université, il faut inculquer régulièrement et efficacement aux jeunes générations pour lesquelles justement nos martyrs ont sacrifié leurs vies, le sens du patriotisme authentique qui fait abstraction de tous les calculs mesquins indignes de l'homme civilisé. Il ne suffit pas de noircir, avec des noms et des dates du Mouvement national, quelques pages de son cahier d'histoire ou d'éducation civique pour saisir la noble portée du sacrifice consenti par les martyrs de l'Indépendance. Il y a beaucoup plus à apprendre et à faire pour être à la hauteur de ce sacrifice et pour en être vraiment digne. Mais le devoir de mémoire peut se traduire par une action aussi valeureuse que ce don de soi : œuvrer pour le progrès et la souveraineté de son pays, pour l'amélioration du niveau de vie de ses habitants et pour la garantie d'un avenir radieux aux générations futures, cela aussi est un grand hommage rendu aux morts pour la patrie. C'est même le meilleur des hommages ! B. B. H. ------------------------------- Sur la question du devoir de mémoire et au sujet de l'amnésie de plus en plus généralisée dont pâtit notre histoire nationale, nous avons interrogé deux chercheurs de l'Institut Supérieur de l'Histoire du Mouvement national qui sont, de par le domaine et l'établissement où ils exercent leur profession, très sensibles aux deux problématiques. Voici leurs témoignages.
M.Abdessalem Ben Hamida (Professeur d'histoire contemporaine et Directeur de l'Institut Supérieur de l'Histoire du Mouvement national) : « Manque de médiatisation » « Les questions mémorielles revêtent beaucoup d'importance et vous avez raison d'y accorder cet intérêt. Mais notre établissement ne peut, en tant qu'institution de recherche au statut encore flou et vu les moyens relativement limités dont il dispose, être de tous les rendez-vous de ce genre. Nous reconnaissons que, d'une certaine manière, l'Institut a -par le passé- failli à une partie de sa mission dans la contribution à la préservation de la mémoire nationale. Depuis deux ans, nous essayons de combler ce retard parce que nous sommes conscients de notre implication dans ce devoir. Encore faut-il qu'on mette à notre disposition les moyens susceptibles d'honorer convenablement un tel engagement. Nous considérons, par ailleurs, que les travaux et les actions accomplis par nos chercheurs ne jouissent pas encore d'une large médiatisation. Le vœu que nous formons en ce moment est, justement, que nos recherches et études atteignent un public beaucoup plus nombreux que celui du cercle restreint des universitaires. Pour revenir à la question du devoir de mémoire, il est regrettable de constater que, pour la majorité des gens, des commémorations comme celle du 9 avril 1938 retiennent très peu leur attention et que, d'une manière plus générale, toute notre histoire pâtisse de leur amnésie collective. Hélas, l'étude et la conservation de notre histoire ne bénéficient pas de l'intérêt dont ils sont dignes. » ------------------------------- M. Abdelhamid Hélali (Chercheur à l'Institut Supérieur de l'Histoire du Mouvement national) : « Une certaine légèreté » « La préservation de la mémoire et des symboles patriotiques est une responsabilité collective même si les pouvoirs publics et les intellectuels du pays sont appelés plus que toute autre partie à y contribuer. En ce qui concerne les nouvelles générations qui n'attachent pas beaucoup de prix au devoir de mémoire ni aux différentes commémorations d'événements et d'hommes du mouvement national, il faut savoir que dans leurs programmes scolaires, l'étude de cette période de notre histoire n'occupe plus la même place qu'il y a quelques décennies. D'autre part, l'esprit jeune veut que partout et pas seulement chez nous, on regarde avec une certaine légèreté l'histoire et les héros nationaux. » Propos recueillis par Badreddine BEN HENDA