D'abord, il a fallu descendre dans la cave collective de l'immeuble. II a fallu en réclamer la clé à un gardien morose. Munis d'une torche, nous en avons exploré les coins et les recoins. Des caisses d'on ne sait quoi, des cantines d'autre chose, des cabas et des paniers entravaient notre progression. Au fond de la cave, une petite porte s'offre à notre curiosité, nous la poussons, elle résiste, nous poussons plus fort, elle cède, nous voici dans une espèce de cagibi dans lequel un homme ronfle, affalé sur un bureau minuscule. Un micro ordinateur nous agresse avec des bips et des couics et un modem nous envoie quelques impulsions néfastes. Une souris une vraie nous dévisage, l'air peu amène. Nous hésitons avant de secouer le dormeur, qui, réveillé en sursaut, s'effondre en criant qu'il est innocent. Mieux réveillé, il redresse la tête, toujours assis sur la dalle froide, et nous regarde en clignant des yeux. Nous formons, il est vrai, un trio inquiétant : un banquier, un avocat d'affaires et un professeur d'université. L'effroi se lit dans les yeux de Trucmuche car c'est de lui qu'il s'agit, Trucmuche, Sup de Co et MBA. Que me veulent ces hommes en gabardine ? Et que contient ce long étui que l'un d'eux tient sous le bras ? Le banquier, qui est notre chef, se fend d'un sourire et tend une main chaleureuse à la Muche, comme l'appelaient ses copains de promo. Monsieur, toutes nos félicitations. Nous vous avons élu manager de l'année. Voici le diplôme (il le tire de l'étui). La Muche nous regarde, ébahi. Il croit qu'il s'agit d'une bonne blague mais en même temps il a un doute : pourquoi trois hommes d'importance à en juger par leurs chaussures Weston et leurs cravates Pilpil seraient venus jusqu'à Trifouillis-les-Oies, dans une cave de HLM, remettre un diplôme bidon à un homme qu'ils ne connaissent pas ? - Ecoutez, soupire l'avocat, tout cela est très sérieux. Chaque année, nous élisons le Manager of the year. Et chaque fois, c'est la même chose : la presse nous accuse de choisir parmi nos amis. Cette année, nous avons donc décidé de laisser l'ordinateur faire le choix. Nous lui avons fourni les données de toutes les entreprises inscrites au registre, nous lui avons imposé quelques critères objectifs (CA, cours de l'action, marge brute d'autofinancement...) et c'est votre nom qui est sorti du chapeau... euh, je veux dire de l'imprimante. Le CA ? Mais je n'ai rien vendu, ni en 2001, ni en 2002. Excellent ! Nous disons donc : stabilité du chiffre d'affaires. Je n'ai jamais embauché personne. Bravo ! Vous n'avez donc pas eu à licencier. Vous n'êtes pas sans savoir que les charrettes, hélas, s'allongent chaque jour. Moi, manager of the year ? Aucune banque ne m'a jamais fait crédit. Ce qui explique que vous n'êtes pas en cessation de paiement, comme tant d'entreprises en ces temps de récession. Moi, lauréat ? On m'a refoulé du Nasdaq à grands coups de brodequins quand j'ai eu la prétention d'y entrer. - Heureux homme. Le Nasdaq a chuté entre temps de 5 000 à 1 200 points. Mon comptable a filé avec ma femme. Ils ont refait leur vie en Argentine. Ce qui vous a évité un scandale à la Enron. Pendant qu'il lutinait votre épouse, le lascar fichait la paix à vos comptes. Nous sommes partis sur la pointe des pieds, émus, pendant que Trucmuche, heureux et fier, ouvrait une bouteille d'Orangina pour trinquer avec la souris. Par FOUAD LAROUI ECONOMIA n°30 - Avril 2003 Site web: http://www.jeuneafrique.com (Avec l'aimable autorisation de la revue ECONOMIA)