Par Soufiane Ben Farhat M. Béji Caïd Essebsi a parlé, encore une fois. Il s'est adressé hier au peuple tunisien, en présence des médias. Dès son annonce impromptue la veille, l'allocution était fort attendue. Impromptue ? Relativisons. Le rouleau compresseur des violences qui ont secoué et ensanglanté par moments le pays imposait la mise au point. D'une manière ou d'une autre. Et puis, précisément, la veille, il y a eu des remous au sein des forces de sécurité intérieure, notamment à El Aouina. Fait révélateur, au moment même où le Premier ministre du gouvernement provisoire entamait son réquisitoire, l'Union des syndicats des forces de sécurité intérieure organisait un sit-in à la place de la Kasbah. C'est-à-dire en face même du Palais du gouvernement où Caïd Essebsi parlait. Au titre de ses revendications notamment le départ d'un certain nombre de hauts responsables du ministère de l'Intérieur. En fait, les regards étaient davantage braqués sur la prestation du Premier ministre. A tout seigneur tout honneur. Seulement, les projecteurs ont ceci de particulier qu'ils mettent en relief tant les points forts que les incuries ou les erreurs de casting. Et M. Caïd Essebsi en a administré hier la preuve et fait les frais par moments. Disons-le d'emblée : M. Caïd Essebsi a été desservi par de grosses maladresses au niveau du contenu et surtout de la forme. Il avait rappelé à maintes reprises son appartenance de vieille souche à l'Etat tunisien ainsi que sa filiation politique au Président Habib Bourguiba. Ceci ne l'a pas empêché de s'empêtrer. Bourguiba, précisément, malgré son extraordinaire don d'improvisation, écrivait ses discours décisifs. Il les lisait minutieusement, quitte à les entrecouper d'envolées inattendues. Premier constat, M.Caïd Essebsi aurait gagné à écrire son discours afin que toutes ses significations ne souffrent guère quelque équivoque. Les sophistes le savent pour y avoir de tout temps excellé : l'équivoque est l'arme ordinaire des orateurs ayant plus de subtilité que de bonne foi. Deuxième constat : le Premier ministre provisoire aurait gagné, dans un discours officiel et retransmis en direct, d'éviter l'usage de termes blessants voire diffamatoires. Ainsi a-t-il parlé de "singes" et de "poussière d'individus" en parlant d'officiers et d'agents de la sécurité intérieure. Il avait ses raisons pour ne pas partager leur mouvement de protestation qu'il a qualifié de rébellion ouverte et de coup d'Etat. Mais ceci ne légitime en rien cela. Troisième constat : en général, l'Etat tunisien dont M. Caïd Essebsi se prévaut à loisir, n'a pas l'habitude de laver son linge sale en public. Toutes les fois qu'il l'a fait, cela a tourné aux drames violents et au franchissement de seuils douloureux et navrants dans le registre des points de non-retour. Quatrième constat : M. Béji Caïd Essebsi était mal inspiré en brandissant le recours à un texte de loi datant de 1978 pour annoncer une série de mesures sécuritaires. L'année 1978 compte parmi les plus sombres dans l'histoire moderne de la Tunisie. Ses violences multiformes, dont nous n'avons guère fait le deuil, nous effraient toujours, à un tiers de siècle d'intervalle. En vertu de ce texte de loi, la centrale syndicale (Ugtt) avait subi un putsch, l'état d'urgence avait été décrété, des centaines de Tunisiens avaient été tués par balles ou sous la torture, des milliers de prisonniers politiques avaient été traduits devant des tribunaux d'exception, les libertés fondamentales avaient été bafouées, les journaux suspendus ou bâillonnés, etc., etc., etc. Franchement, un tel argumentaire, si sécuritaire soit-il, ne sied guère à la révolution du 14 janvier 2011. Non, on ne fait pas une révolution aussi brave et saluée comme telle par le monde entier pour se retrouver dans la nuit et le brouillard de tels horizons sécuritaires. Brusquement, des vers de Mahmoud Darwiche remontent à la surface : «Comme la révolution est immense, comme l'Etat est étriqué».