On craignait cette option, mais on n'y croyait pas trop, mais finalement c'était celle-là qu'a choisie Kaïs Saïed, l'option de ne choisir aucune des options suggérées par les partis. Pour un coup de maître c'en est un ! Les partis ont proposé des noms pour la présidence du gouvernement parmi lesquels le président de la République « devait » choisir. C'était sans compter l'entêtement et le peu de respect que porte le président à ces partis et le peu de confiance qu'il a en les noms proposés. Aucun parti, aucun analyste politique n'a vu Hichem Mechichi venir. C'est quand même extraordinaire ce qui s'est passé ce 25 juillet 2020. La journée a commencé par un message presque subliminal du président quand il est allé se recueillir sur les tombes des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ainsi que sur celles de Salah Ben Youssef et Béji Caïd Essebsi. Beaucoup y voyaient comme un message sur la résolution de l'enquête autour de l'assassinat des deux martyrs. L'après-midi, la tradition voulait que le président de la République assiste à la réception du 25-Juillet organisée à l'assemblée (Business News en a été écarté cette année). Kaïs Saïed a décliné l'invitation comme s'il ne voulait pas s'afficher avec le parti qui lui a envoyé des mercenaires l'injurier à Paris. Enfin, la fin de journée fut bien remplie de suspens et on a été bien servis avec le nom de Hichem Mechichi. Un nom atterri de nulle part, personne ne voyait l'énarque ministre de l'Intérieur occuper le portefeuille de la Kasbah. Pourtant, on a des antécédents en la matière. Ça commence avec Zine El Abidine Ben Ali en 1986, puis Ali Laârayedh en 2013 et enfin Habib Essid en 2015. Le choix est cette fois cynique, car aucun, ou presque, des partis à qui on a demandé leur avis officiellement et conformément à la constitution, n'a suggéré son nom. Comment alors expliquer cette lecture alambiquée de la Constitution de la part du président de la République ? Comment expliquer qu'il jette à la poubelle les propositions des partis ? Tous les partis !
Pour répondre à cette question, il faudrait revenir en arrière et poser une autre question. Les partis qui ont émis des propositions étaient d'accord sur certains noms. Ceux de Khayam Turki, Fadhel Abdelkefi et Hakim Ben Hamouda étaient cités par presque tout le monde. Si le choix de MM. Abdelkefi et Ben Hamouda peut trouver des explications, eux qui n'ont jamais vraiment quitté la scène politico-médiatique, il en est autrement pour Khayam Turki. D'où est venu ce nom ? Qui l'a soufflé en premier à tous les partis ? Comment se fait-il que des partis souvent en désaccord soient, soudain, d'accord autour d'un nom qui a totalement disparu de la scène depuis 2011 ? N'y a-t-il pas comme un marionnettiste derrière les rideaux qui a soufflé ce nom de Khayam Turki aux partis, qui s'est fait obéir par ces partis et qui voulait forcer un peu la main du président ? S'il y en a un, le président le sait et il a sciemment « désobéi ». Auquel cas, chapeau. S'il y en a un et que le président ne sait pas qui il est, il a sciemment refusé qu'on lui force la main. Auquel cas, chapeau bas. Et qu'on ne dise surtout pas au président de la République qu'il n'y a pas de marionnettiste, car il n'est pas naïf, il n'est pas sans ignorer que la coïncidence n'existe pas en politique et qu'il est impossible que les partis se soient tous mis d'accord, par hasard, sur le nom de M. Turki, inconnu au bataillon, et ceux de Abdelkefi et Ben Hamouda qu'il a rejeté il y a quelques mois. « Non, vous n'allez pas me forcer la main ; non, vous n'allez pas mettre quelqu'un issu du monde des affaires pour vous aider dans vos business sur le dos de l'Etat », semble dire Kaïs Saïed. Cerise sur le gâteau, le monsieur choisi est originaire du nord-ouest, région rarement représentée dans les gouvernements et jamais représentée à la Kasbah dans l'Histoire. Cette gifle à tous les partis était de la pure poésie ce 25 juillet au soir. Last but not least, il clôture sa journée par un dernier avertissement : « Je respecte la légalité et la constitution, mais cette légalité n'est pas inscrite dans le marbre, il va falloir la changer, car il y va de l'intérêt du peuple. » Fin du couplet.
Ce qui va se passer ensuite ? Les partis humiliés vont avaler le poison en silence, ils vont approuver le choix de Mechichi et il y a des chances qu'ils s'en sortent vivants. Humiliés, mais vivants. Ou bien, s'ils décident de refuser l'humiliation, ils voteront contre Mechichi et ils seront morts si le président de la République décide de dissoudre l'assemblée. Si jamais on redistribue les cartes, il n'y aura pas de doute, Qalb Tounes, Tahya Tounes, Echaâb et une partie d'Al Karama et d'Ennahdha vont être écrasés par Abir Moussi. En bref, le président de la République ne laisse aucun choix aux partis, ils vont devoir accepter son diktat, annonciateur de ce à quoi ressemblera notre future IIIe République. Ils ont voulu jouer au plus malin, lui forcer la main et lui dicter un choix, c'est radicalement l'inverse qui est en train de se passer sous nos yeux. On est loin, bien loin, de la caricature d'El Ikhchidi et du président tartourisé mal conseillé, qui ne sait pas quoi faire et avec qui faire.
La fête de la République 2020, notre ami et confrère Taoufik Ben Brik l'a passée en prison. Taoufik Ben Brik est un poète, écrivain, journaliste. Un iconoclaste par excellence qui navigue dans des eaux différentes du commun des mortels. Il a été condamné parce qu'il s'en est pris aux magistrats en septembre dernier. Deux ans de prison par contumace, transformés en un an avec exécution immédiate vendredi dernier. Il lui faudra attendre l'appel pour espérer une remise de peine. Ce ne sera théoriquement pas avant septembre-octobre. Cette condamnation est triste parce que, dans un pays qui se respecte, la place des poètes et des créateurs n'est pas la prison. Les juges ont estimé que ce qu'a fait Taoufik Ben Brik n'est pas de la poésie, n'est pas de la création, n'est pas de la liberté d'expression. Ils prennent pour témoin l'avis négatif de la Haica, gendarme tunisien de l'audiovisuel. L'avis du SNJT (syndicat des journalistes) est différent, mais passons. La Haica n'a jamais dit que Taoufik Ben Brik doit aller en prison. Il s'en est pris aux magistrats, ce qu'il a dit contre eux est violent, mais il ne mérite pas une peine privative de liberté. Au pire, une grosse amende, une très grosse amende. C'est comme cela que la justice des pays développés punit les iconoclastes et les poètes qui exagèrent et se croient au dessus du commun des mortels. Mettre un poète en prison pour une œuvre qui déplait aux juges est un précédent dangereux, surtout dans une démocratie fragile comme la nôtre. Ce sera la porte ouverte à une multitude de procès contre tous les créateurs (poètes, artistes, journalistes, écrivains) qui osent contredire l'establishment. Ceci de un. De deux, les juges ayant condamné Taoufik Ben Brik jeudi ont oublié ou ont feint d'oublier le contexte dans lequel le condamné s'est emporté contre eux. On était en pleine période électorale et la justice a maintenu, en prison, le candidat finaliste à la présidentielle. La même justice (la cour de cassation) a estimé que le maintien en prison de ce candidat finaliste était un déni de justice. Ce qu'a fait Taoufik Ben Brik, c'était de dire la même chose que la cour de cassation, mais en termes désobligeants, plus crus, à sa manière de poète. Messieurs les juges, condamnez Taoufik Ben Brik si vous voulez, condamnez-nous tous, si vous estimez que la forme de notre propos est désobligeante, mais cette condamnation ne saurait en aucun cas être privative de liberté, car c'est la pensée que vous condamnez et non les actes. Sachez le enfin, condamnez autant que vous voulez, vous ne nous enlèverez pas notre liberté de penser.