La saison des grandes manœuvres commence et les spéculations vont bon train à propos d'un nouveau gouvernement, de sa composition et de sa présidence. Le dernier communiqué du conseil de la Choura d'Ennahdha est clair, le parti souhaite voir en place un gouvernement politique qui permettrait aux partis politiques de prendre leurs responsabilités. Les leaders d'Ennahdha se sont succédé sur les plateaux télé pour expliquer cette revendication et surtout pour dire qu'il s'agit d'une vieille demande du parti islamiste, qui date de la décision de Hichem Mechichi de mettre en place un gouvernement de « compétences indépendantes ». Toutefois, il est amusant de remarquer que le texte du communiqué n'évoque pas la présidence de ce nouveau gouvernement. Pourtant, l'ensemble des apparitions médiatiques à ce propos parle de Hichem Mechichi qui garderait la présidence. C'est que la question n'est pas simple. D'un côté, garder Hichem Mechichi à la présidence du gouvernement a plusieurs avantages. Le premier est politique dans le sens où on verrait mal M. Mechichi se rebeller soudainement contre le parti islamiste ou tenter de contrecarrer ses plans. Depuis sa prise de fonctions, l'entente est cordiale entre le locataire de la Kasbah et le plus important des composants de son « coussin » politique. Ennahdha n'a aucune garantie quant à la « docilité » d'un autre futur chef du gouvernement, même s'il venait de ses propres rangs.
Et puis garder Hichem Mechichi à la Kasbah permet de faire l'économie d'un casse-tête au niveau de l'ARP et du respect des procédures. Tant qu'il est chef du gouvernement, Hichem Mechichi peut opérer un remaniement, même s'il équivaut à changer toute son équipe. On pourra ensuite replonger dans la polémique de la nécessité d'obtenir, ou non, la confiance du Parlement pour un remaniement. Une piste qui avait déjà été explorée pour un règlement du blocage politique avec le président de la République. Par contre, changer Hichem Mechichi implique des rounds interminables de négociations pour trouver et faire passer son successeur. Ensuite se mettre d'accord sur une composition et passer le tout devant l'Assemblée. Par conséquent, il est bien plus simple de garder Hichem Mechichi à la tête du gouvernement, non pas pour sa personne, mais parce que son éviction ou sa démission équivaut à celle de tout le gouvernement. Pour éviter ce scénario, il vaut mieux, pour Ennahdha, travailler sur la composition même du gouvernement. L'autre partie qui risquerait de perturber ce plan est le président de la République. Mais il semblerait que Kaïs Saïed a renoncé à sa volonté de voir Hichem Mechichi partir et il serait favorable au moins à l'idée que les partis politiques prennent leurs responsabilités de façon directe. Dans son douloureux apprentissage de la politique, Kaïs Saïed apprend visiblement à lâcher du lest.
D'un autre côté, Ennahdha met la pression sur Hichem Mechichi concernant son équipe rapprochée au niveau de la Kasbah. Car si Hichem Mechichi ne se montre pas plus coopératif que cela, il n'y aurait pas grand intérêt à le garder à la Kasbah. Le problème ne se pose pas avec la personne de Hichem Mechichi, mais plutôt avec ses conseillers et particulièrement son directeur de cabinet, Moez Lidinallah Mokadem. Selon certains échos, ce dernier s'opposerait à plusieurs nominations demandées et suggérées par le parti islamiste. M. Mokaddem mettrait des bâtons dans les roues d'Ennahdha et tenterait par tous les moyens de réduire son influence au niveau de l'exécutif. Les nominations de délégués et de PDG d'entreprises publiques sont entravées par le directeur de cabinet, que certains présentent même comme le vrai patron de la Kasbah. Il est évident que le parti Ennahdha ne saurait maintenir son soutien à Hichem Mechichi s'il garde dans son équipe des éléments perturbateurs tels que Moez Lidinallah Mokaddem. D'ailleurs, l'appellation « gouvernement politique » implique la présence des partis soutenant Mechichi au sein de son cabinet au niveau de la Kasbah. Donc plus de place pour les empêcheurs de tourner en rond. Cela semble être une condition sine qua none pour que le parti Ennahdha permette à Hichem Mechichi de rester à la Kasbah. La question qui se pose est de savoir si le chef du gouvernement acceptera de remanier largement son équipe gouvernementale ainsi que son équipe de conseillers à la Kasbah, pour rester à son poste ? Tout est possible pour satisfaire les partis qui lui permettent d'être chef du gouvernement. A lire également La Kasbah s'oppose à des nominations proposées par Ennahdha
Devant les gesticulations de ses adversaires politiques, Ennahdha est parvenue à garder sa position avantageuse. Le parti islamiste conserve sa mainmise sur la présidence du gouvernement et l'utilise à son avantage. Du côté du président de la République, la pression, notamment internationale, est devenue trop grande et l'a obligé à recevoir Rached Ghannouchi dans un entretien qualifié de « positif ». L'ARP est noyée dans les méandres de la médiocrité et ne peut, de toute façon, jouer aucun rôle dans les manœuvres du parti islamiste. L'Assemblée examinait hier un projet de loi sur Tunisie Autoroutes sans rapport avec l'actualité et, de toute façon, son activité s'arrêtera à la fin de ce mois. En plus, les sbires d'Al Karama sont là pour faire le sale boulot et jouer à merveille leur rôle de parechoc.
Finalement, Ennahdha aura réussi à se mettre dans les meilleures dispositions possibles pour négocier dans la perspective d'un dialogue national ou dans celle de tractations plus « intimes » avec le président de la République ou les autres partis. Ennahdha a manœuvré pour pousser ses pions et mettre la pression sur un exécutif chancelant tout en obligeant Kaïs Saïed à être plus rationnel. Ce qui est sûr, quelle que soit l'option qui sera retenue au final, Ennahdha aura le contrôle de la Kasbah, pendant que les autres gesticulent.