Quatre mois déjà que le président de la République s'accapare tous les pouvoirs. Cela peut être insuffisant pour avoir une idée très claire des orientations et des objectifs du nouveau pouvoir en place. Mais c'est une période assez longue pour commencer à entrevoir les grandes lignes de son programme. Quel bilan pourrions-nous faire donc des quatre premiers mois de l'ère Kaïs Saïed ? Pour toute réponse, nous pouvons affirmer que nous ne reculons pas. Nous n'avançons pas non plus. Nous faisons juste du sur-place. Sur le plan politique, contrairement aux affirmations de certains, il n'y a pas eu de coup d'Etat le 25 juillet dernier. Le président de la République avait simplement invoqué l'article 80 de la Constitution de 2014. Mais le pays est passé rapidement d'une situation conforme à la constitution qui repose sur l'article 80 à une situation de pouvoir personnel absolu qui repose sur le décret 117 du 22 septembre 2021. C'est cette nouvelle autocratie qui permet à Kaïs Saïed de ne pas dévoiler, quatre mois après, le moindre détail sur sa feuille de route, son plan d'action ou ses orientations futures. C'est aussi c'est ce qui lui permet d'allonger la période d'exception et de refuser de donner une date limite pour la levée des mesures d'exception. L'enthousiasme suscité par la nomination d'une nouvelle cheffe de gouvernement, Najla Bouden, n'a duré que quelques instants, tant ce gouvernement semble totalement inefficace, figé et totalement muselé par l'autorité stricte du chef de l'Etat.
Cette indolence présidentielle a profité inévitablement aux détracteurs du chef de l'Etat qui ont eu le temps de digérer le coup de massue du 25 juillet, reprendre leur souffle, se réorganiser et s'activer de nouveau. L'excès de confiance avec lequel le chef des islamistes et président de l'ARP, Rached Ghannouchi, avait annoncé que le parlement reprendra ses activités qu'on le veuille ou pas, est une conséquence directe de l'immobilisme de Kaïs Saïed.
Paradoxalement, le président de la République continue encore, de bénéficier d'un très large soutien populaire. Il semble que les Tunisiens sont reconnaissants envers leur président de les avoir libérés du système politique d'avant le 25 juillet. Il semble aussi qu'ils veulent définitivement rayer l'islam politique du paysage tunisien.
Sur le plan économique, l'immobilisme est encore plus criard. Tous les indicateurs alarmants sont restés au rouge. Les pays du Golfe et les instances financières internationales ne sont toujours pas prêts à débourser le moindre centime pour venir en aide à un pouvoir qui ne sait pas lui-même ce qu'il veut. Les prix, surtout ceux de première nécessité, continuent à flamber. Les mesures de contrôle semblent dérisoires. La lutte contre la corruption tourne au tragi-comique. Les visites « inopinées » du président à une usine de fer de construction ou à un dépôt frigorifié n'ont rien donné de probant et les prix des matériaux de construction ou des légumes et des fruits ont continué à grimper après ces visites. Les mises en résidence surveillée se sont avérées des mesures de parades improductives et délaissées rapidement. Le seul dossier de corruption qui semble sérieux est celui du député Ltifi plus connu sous le sobriquet de Staiech dans l'affaire du cuivre.
Mais le plus inquiétante sur le plan économique, c'est cette tendance de ne plus considérer les Tunisiens comme des citoyens à part entière, qui ont le droit de donner leur opinion sur leur situation économique et financière, mais de simples sujets qui ont le devoir d'obtempérer et de se laisser délester de leurs maigres revenus. La loi de finances complémentaire 2021 a été publiée par simple décret sans aucune discussion préalable. La loi de finances 2022 sera publiée de la même manière pour surprendre tout le monde y compris les spécialistes de l'économie et des finances. Sur le plan social, nous pouvons affirmer que durant les quatre derniers mois, rien n'a été entrepris pour soulager les couches les plus défavorisées de la population. Pire, le président de la République se retrouve aujourd'hui confronté à trois crises sociales en même temps qui mettent en mal sa crédibilité et sa popularité. Il s'agit de la crise des ordures ménagères de Sfax et de la déchèterie d'Agareb. Il s'agit aussi du refus de la position du président de la République sur l'inapplicabilité de la loi 38 sur le recrutement dans la fonction publique des chômeurs de longue date. Il s'agit enfin de la reprise des contestations au Kamour. Pour la première fois, le président Kaïs Saïed, qui est le représentant de la dynamique « ce que le peuple veut », se retrouve nez à nez avec le « peuple qui ne veut pas » de ses décisions.