Rumeurs, contrevérités, bobards… La ministre des Finances, Sihem Boughdiri Nemsia est bien remontée par rapport à tout ce qui se raconte, dans les médias et les réseaux sociaux, à propos des finances publiques. A l'origine de la dernière polémique, le retard dans le versement des salaires des fonctionnaires du mois de janvier. D'habitude, les virements ont lieu vers le 19-20 de chaque mois. Pour janvier, il a fallu attendre le 31 janvier pour que les enseignants obtiennent leur salaire. Pourquoi le retard ? D'après le président de la République, certaines parties occultes œuvrent au blocage pour empoisonner l'existence des Tunisiens. Cette théorie du complot a de quoi alimenter davantage la polémique et diviser les Tunisiens entre ceux qui prennent les propos du président pour de l'argent comptant et ceux qui réfutent ce genre d'allégations simplistes et usées. Où est la vérité ? La ministre ne dit jamais tout et se trouve obligée, à chaque fois, d'être dans la réaction plutôt que dans l'action. Pour les salaires, elle annonce lundi que le retard est lié au week-end. Un retard de dix jours justifié par un week-end de deux jours ? L'excuse prête à rire et Mme Nemsia s'est rendue compte qu'elle ne pouvait pas convaincre. Elle se rattrape mercredi matin chez Myriam Belkadhi, sur Shems FM, en prétextant la situation difficile expliquant que, depuis 2021, le versement des salaires se fait sur une semaine à partir du 22. Dans la soirée, à la télé publique, elle répète de nouveau l'excuse du week-end. Qui croire finalement ? Mme Nemsia du matin ou celle du soir ? Et pourquoi ne pas croire le président et ces parties occultes qui veulent du mal aux Tunisiens ?
On ne s'est pas encore remis de la polémique des salaires qu'en voilà une autre. Celle-ci vient du bulletin d'information Africa Intelligence. Un bulletin réputé proche des services de renseignement français. Mercredi matin, celui-ci annonce que Paris envoie son patron du Trésor, Emmanuel Moulin, en mission spéciale à Tunis. L'information est surréaliste et difficile à croire, tant elle est grave. Qui est M. Moulin et pourquoi le ministère des Finances n'a rien dit à ce sujet ? Emmanuel Moulin est ancien conseiller économique du président français Nicolas Sarkozy (2009-2012) et ancien directeur de cabinet (2017-2020) de Bruno Le Maire, ancien ministre de l'Economie et des Finances sous le gouvernement d'Edouard Philippe. Il porte actuellement une double casquette, celle du directeur général du Trésor français et celle de président du Club de Paris. Qu'est-ce que le Club de Paris ? Le Club de Paris est un groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays endettés. Les créanciers du Club de Paris leur accordent un allègement de dette pour les aider à rétablir leur situation financière. La situation tunisienne serait-elle si difficile que la Tunisie est obligée de faire appel au Club de Paris pour restructurer sa dette ? Peut-elle encore payer ses échéances de crédit dont la prochaine est prévue pour fin mars ?
Comme d'habitude, Sihem Nemsia est dans la réaction. Il a fallu qu'Africa Intelligence diffuse l'information, que plusieurs médias tunisiens la reprennent et que les réseaux sociaux s'emballent pour qu'elle réponde. Et sa réponse ne convainc point. Pire, elle accentue les inquiétudes. Au journal de 20-heures de la télé publique (face à un journaliste qui ne maitrise pas son sujet et qui n'essaie même pas de la contredire), Mme Nemsia déclare qu'Emmanuel Moulin était en Tunisie avec sa casquette de directeur général du Trésor et non en tant que président du club de Paris. « Il s'agit d'un accompagnement technique du ministère des Finances afin de nous appuyer durant les négociations avec le Fonds monétaire international… Il y a des négociations techniques entre les équipes et nous avons reçu une proposition de création d'une agence du Trésor et d'une agence relative aux entreprises publiques », a-t-elle ajouté. Nous sommes donc priés de croire sur parole Mme Nemsia quand elle nous dit que le directeur général du Trésor français est là uniquement pour des raisons techniques liées au dossier du FMI ! Force est de rappeler que ce n'est pas la première fois que la Tunisie fait appel au FMI. La Tunisie a suffisamment d'expérience et de compétences pour boucler toute seule son dossier. Plutôt que de faire appel aux Français pour nous assister techniquement, Mme Nemsia aurait pu faire appel aux membres de l'équipe de Youssef Chahed ou de Mehdi Jomâa ou encore son prédécesseur Ali Koôli, qui ont déjà fait ce travail. Quand bien même on aurait besoin des Français pour boucler techniquement un dossier de crédit au FMI, il est très difficile de croire que l'on a besoin que le directeur du Trésor français se déplace en personne en Tunisie pour ce faire. Un travail technique est réalisé par des techniciens et non par le directeur général. Il peut être réalisé à distance, il n'a pas besoin d'un déplacement physique, en plein covid, du numéro un du département.
La vérité est que Sihem Nemsia est dans l'embarras et se trouve entre le marteau et l'enclume. Elle a d'un côté un président de la République, adepte de la théorie du complot et de l'autre une opinion publique qui réclame son droit de connaitre la vérité. Elle a d'un côté un président qui s'est accaparé tous les pouvoirs et refuse tout dialogue avec les organisations et les partis et de l'autre un FMI qui exige un consensus global de tous les acteurs tunisiens. Qu'en est-il réellement ? Des sources haut placées au ministère français des Affaires étrangères ont indiqué à Business News qu'Emmanuel Moulin est venu en Tunisie avec sa double casquette et qu'il a eu des rencontres avec Mme Nemsia et la cheffe du gouvernement Najla Bouden. La Tunisie demande une double aide aux Français. Celle de l'assister techniquement dans le dossier, comme l'a affirmé Mme Nemsia, mais aussi l'appui français pour que ce dossier soit validé. Il s'agit, en somme, d'une demande de lobbying. Mais pas seulement, car le plan B de Najla Bouden (et de Sihem Nemsia) est de faire appel au club de Paris au cas où le dossier ne serait pas validé. Les deux dames savent parfaitement que la Tunisie n'a pas d'assemblée et qu'il leur est fort difficile d'obtenir l'appui des organisations tunisiennes, elles se doivent donc de penser, dès maintenant, à une alternative. Que va faire la France après cet appel au secours ? Au Quai d'Orsay, il y a une sorte de scepticisme. Il ne faut pas lâcher la Tunisie, bien sûr, mais on n'accepte pas encore qu'il n'y ait pas d'institutions (sous-entendu d'assemblée). Le dossier Tunisie est maintenant entre les mains d'Emmanuel Moulin, mais la décision d'aider (ou pas) le pays ne lui revient pas à lui tout seul. C'est au président français Emmanuel Macron de trancher et ce en pleine campagne électorale. Ce dernier, au cours d'un entretien téléphonique avec Kaïs Saïed le 22 janvier, a réitéré la prédisposition de son pays à soutenir économiquement la Tunisie, soulignant sa compréhension des difficultés et enjeux auxquels doit répondre le pays. Aidera-t-il pour autant un président qui commande tout seul, qui lui ment ouvertement et qui refuse tout dialogue avec les composantes de la société ? Acceptera-t-il d'endosser la lourde responsabilité d'être celui qui a poussé la Tunisie à entreprendre des mesures douloureuses et une politique d'austérité ? Rien n'est moins sûr.