Par Zouhaïr Ben Amor - Il existe dans chaque vie un moment où l'on comprend que le monde ne se laisse pas posséder. Nous ne possédons ni les lieux, ni les êtres, ni les heures. Nous n'avons que l'instant – cet éclair furtif – où s'allument les couleurs du monde. Nous traversons les jours comme des passants dans un paysage, un peu distraits, parfois éblouis. Les choses nous sont données, puis elles se retirent. Ainsi va la condition humaine. Pourtant, malgré cette évidence, une force nous pousse à retenir ce qui passe : une image, un visage, un éclat de rire, une lumière sur un mur. On photographie, on peint, on écrit, comme pour dire : « Restes encore un peu. » L'artiste est celui qui comprend que l'éphémère est le plus précieux. Il travaille sur ce qui se dérobe.La philosophie, lorsqu'elle n'est pas enfermée dans les bibliothèques, se tient à côté de l'art. Elle s'assied dans l'atelier, écoute la respiration de la matière, regarde la poussière sur le pinceau, la lumière sur la table. Elle ne parle pas beaucoup. Elle essaie de comprendre. Dans cet article nous essayons une méditation sur le fragile, l'instable, l'éphémère. Il interroge la beauté des choses qui disparaissent, non pour en pleurer la perte, mais pour en célébrer l'intensité. C'est une philosophie silencieuse, car la beauté ne crie jamais. Elle murmure. Le fragile comme vérité du monde Les objets durables sont rares. La majorité de ce qui nous entoure est voué à l'usure : fleurs, bois, nuages, maisons, corps humains. Nous pourrions en concevoir de la tristesse. Pourtant, le fragile est aussi la plus profonde vérité du monde. En tant qu'êtres vivants, nous partageons cette fragilité avec tout ce qui existe. C'est ce que savait déjà Héraclite : « Tout s'écoule. » La beauté véritable n'est donc pas dans la perfection lisse et froide. Elle réside dans ce qui a vécu : une feuille trouée par un insecte, une maison fissurée par le sel marin, une pierre polie par les vagues, un visage marqué par le temps. La cicatrice est un récit. La ride est un souvenir. Le vieillissement n'est pas une chute, mais une écriture.L'humanité a longtemps cherché l'idéal immobile : la symétrie grecque, la pureté géométrique, l'éternité des marbres. Pourtant, la vie, elle, ignore la perfection. Elle préfère l'accident, l'arabesque, l'imprévu. Une goutte de peinture tombée sur la toile peut devenir un monde. Un regard légèrement voilé peut révéler une âme. La fragilité est l'autre nom de la vie. Regarder: l'acte fondateur Regarder n'est pas une évidence. Nous avons des yeux, mais nous voyons peu. Le monde nous passe sous le nez, absorbé par nos préoccupations. Pourtant, le regard est le premier acte esthétique. Il est aussi le premier acte éthique. Regarder, c'est déjà aimer. Dans un portrait, le secret n'est ni dans le décor, ni dans la technique, ni même dans la couleur. Il est dans le regard. Ce que Léonard de Vinci appelait « la vie intérieure ». Deux yeux, deux mondes. Chaque être humain possède un regard différent. Certains sont de sources claires, d'autres de nuits profondes. Les yeux portent ce que les mots ne disent pas. Lorsque l'on photographie ou peint un visage, on ne le capture pas : on le rencontre. Une bonne image n'est pas une imitation, c'est une épiphanie. Quelque chose se lève, soudain, comme un lever de lumière. Le regard est un événement. L'art comme résistance à l'oubli L'oubli est la grande puissance du monde. Nous oublions les jours, les visages, les voix. Les choses se retirent dans une brume douce et mélancolique. Pourtant, l'art est une résistance. Chaque prise de vue, chaque tableau, chaque page écrite est une tentative pour retenir une trace. Non pour figer le temps – ce serait impossible – mais pour lui offrir un refuge. L'œuvre n'est pas un objet. Elle est une mémoire. Lorsque nous regardons une photographie ancienne, une toile jaunie, ou un carnet de notes, ce ne sont pas des choses que nous voyons, mais des vies.À ce titre, l'artiste est un passeur. Il transporte à travers les années ce qu'il a aimé. Il sauve les couleurs du monde, les gestes, les regards. Il offre à l'éphémère une seconde chance. Les lieux demeurent, les hommes passent Dans chaque ville, dans chaque village, certains lieux deviennent des personnages. Une rue, une plage, une ancienne salle de bal, une école… Ils portent des traces, des rumeurs, des histoires. Les murs ont des oreilles, disait-on jadis. Ils ont surtout des mémoires.Une persienne verte battue par le vent, un banc public, une vieille porte, une enseigne effacée… ce sont des archives silencieuses. Elles ont vu défiler des générations. Elles ont assisté aux fêtes du samedi soir, aux enterrements, aux premiers amours. Leur beauté vient de l'usage. Ce n'est pas la patine que nous aimons, mais la vie qui a passé par là. Le corps comme archive On dit parfois que le corps vieillit. C'est vrai. Mais il ne se dégrade pas seulement : il s'écrit. Chaque ride est une phrase. Chaque trace, une époque. La peau est un parchemin. Ce n'est pas un hasard si tant de photographes et de peintres aiment les visages âgés. Ils portent des paysages, des histoires, des épreuves. Ils sont la chair du temps. La société moderne adore le jeune, le lisse, l'inaltéré. Pourtant, la vie humaine n'est pas une publicité. Elle est une lutte, une aventure. Il y a plus de vérité dans un visage creusé par les années que dans un masque figé par l'artifice. Le fragile est authentique. Eloge du petit et du simple Nous vivons dans un monde qui confond vitesse et intelligence. On photographie sans regarder. On parle sans écouter. On consomme sans aimer. Pourtant, la beauté du fragile commence par une simplicité volontaire. Un verre d'eau posé sur une table. La lumière du matin sur un mur blanc. Le murmure d'un arbre. L'odeur du café. Dans ces petites choses, une paix se cache. La méditation n'est pas une fuite du monde ; elle est une attention au monde. L'art, ici, rejoint la philosophie : il nous apprend à voir. Les objets simples sont nos maîtres. Ils nous rappellent que le bonheur n'a pas besoin de grandeur. Il demande seulement une présence. L'instant: lieu de la beauté Le temps est une succession de moments. Certains passent inaperçus, d'autres deviennent des souvenirs fondateurs. Pourquoi ? Parce que, soudain, tout est là. Une lumière, un visage, un souffle, un silence. Nous sentons que quelque chose se révèle. La beauté n'est pas une propriété des choses, elle est une rencontre. Elle naît dans l'entre-deux : entre l'être qui regarde et le monde regardé. Elle n'est pas une possession, mais un dialogue.Lorsque nous vieillissons, les couleurs du monde deviennent plus douces. Nous apprenons à aimer ce qui est là. Nous cherchons moins l'extraordinaire. Nous découvrons que la beauté est dans l'ordinaire. C'est peut-être cela, le but secret de l'art : réconcilier l'homme avec le monde. L'éthique du respect Le fragile demande du respect. C'est ce que savait déjà le philosophe Emmanuel Lévinas : « Le visage d'autrui m'ordonne. » Il n'y a pas d'humanité sans respect pour le fragile. Toute violence, toute brutalité, commence par le mépris du faible. La beauté nous rend meilleurs. Elle nous apprend la délicatesse. Elle nous empêche d'écraser. Elle nous invite à protéger. Dans un portrait, dans un paysage, dans un arbre, dans un corps, nous reconnaissons quelque chose de commun : la vulnérabilité. Ce que nous aimons, nous craignons de le perdre. Ce que nous aimons, nous voulons en prendre soin. La beauté est une éthique.L'artiste comme gardien du passage La mission de l'artiste n'est pas de fabriquer des objets. Elle est de célébrer le passage. Chaque œuvre dit : « Je suis passé par là, et c'était beau. » Elle ne prétend pas à l'immortalité, mais à la présence. Elle n'empêche pas la disparition, mais elle rend la disparition lumineuse. L'art ne guérit pas la mort, mais il guérit l'oubli. C'est déjà beaucoup. Dans un monde pressé, où tout se remplace, l'artiste dit : « Attends. Regarde. Respire. » Il ralentit le temps, car la beauté demande du temps. Elle ne se laisse pas arracher à la hâte. Silence La beauté véritable est silencieuse. Elle ne fait pas de bruit. Elle ne se montre pas. Elle attend. On ne la voit que si l'on se tait. Le bruit du monde couvre souvent nos perceptions. Nous croyons avoir besoin de beaucoup. En réalité, une chaise, une lumière, une respiration suffisent. Le silence n'est pas un vide. C'est une plénitude. Il permet aux choses de venir à nous. Il ouvre l'espace de la contemplation. Dans les religions, dans la philosophie, dans l'art, le silence est un sanctuaire. C'est le lieu où l'on comprend. Ce n'est pas l'absence de parole, mais l'écoute profonde. Conclusion: la joie du passage La beauté du fragile n'est pas une mélancolie. Elle est une joie. Ce qui passe est précieux précisément parce que cela passe. Si tout était éternel, rien ne serait cher. Le temps donne de la valeur aux choses. La fragilité révèle l'intensité. Nous ne devons pas nous lamenter du passage. Nous devons le célébrer. Nous ne devons pas regretter que les lieux changent, que les visages se transforment, que les jours s'effacent. Nous devons les aimer pour ce qu'ils ont été. L'art, lorsqu'il est authentique, ne cherche pas à dominer. Il cherche à comprendre. Son rôle n'est pas de construire des monuments, mais de créer des espaces de mémoire. La philosophie, lorsqu'elle marche avec l'art, nous apprend à aimer ce qui se retire. Elle nous rend humbles, reconnaissants, attentifs. Elle nous invite à vivre, non comme des propriétaires du monde, mais comme des passants heureux. Rien ne disparaît tout à fait. Tout ce qui a été vécu reste quelque part, à condition de savoir regarder. Bibliographie indicative • Bergson, Henri. Le Rire ; L'Evolution créatrice. Paris : PUF. • Camus, Albert. Noces, L'Eté. Gallimard, NRF. • Deleuze, Gilles. Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris : Seuil. • Lévinas, Emmanuel. Totalité et Infini. La Haye : Martinus Nijhoff. • Rilke, Rainer Maria. Lettres à un jeune poète. Editions du Seuil. • Spinoza, Baruch. Ethique. Trad. Appuhn, GF-Flammarion. • Szymborska, Wisława. De la poésie. Editions Fayard. • Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard. • Heidegger, Martin. Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard.