Environ 5,2 milliards de dinars par an de recettes fiscales sont non recouvrées, 57 % des recettes fiscales tunisiennes proviennent encore des impôts indirects, 347 mesures fiscales dérogatoires, représentant un manque à gagner estimé à 2,8 % du PIB sont encore en vigueur : trois chiffres clefs qui interpellent. La réponse corrective vient dans un rapport intitulé « Vers un système fiscal équitable, incitatif et résilient au service de la Vision 2035 », publié par l'Institut Tunisien des Etudes Stratégiques (ITES), think-tank relevant de la Présidence de la République. Rédigé par Anis Wahabi et Mohamed Ouertatani, il avance une série de réformes fiscales structurantes qui tranchent nettement avec les approches suivies en Tunisie au cours de la dernière décennie. Contrairement aux lois de finances successives, dominées par des hausses de taux et des contributions exceptionnelles, il met l'accent sur l'élargissement de l'assiette, la modernisation de l'administration et la gouvernance de la réforme. Une priorité : récupérer les recettes perdues plutôt que relever les taux L'ITES estime le « tax gap » tunisien à 4,2 % du PIB, soit environ 5,2 milliards de dinars par an de recettes fiscales non recouvrées. Cette perte est liée à l'évasion, à la sous-déclaration et à l'inefficacité des contrôles, dans un système encore largement fondé sur des procédures papier. Pour y remédier, le rapport propose une digitalisation intégrale de l'administration fiscale, reposant sur l'interconnexion automatique entre la Direction Générale des Impôts, la CNSS, les Douanes et le Registre national des entreprises. L'objectif se veut opérationnel : il s'agit de croiser systématiquement les données afin de cibler les contrôles et réduire l'évasion sans augmenter la pression fiscale globale. À titre de comparaison, le système britannique « Connect » a permis de générer plusieurs milliards de livres de recettes supplémentaires sans hausse des taux. IRPP: corriger une fiscalité devenue régressive Le rapport souligne que 57 % des recettes fiscales tunisiennes proviennent encore des impôts indirects, ce qui rend le système globalement régressif. Les classes moyennes salariées supportent l'essentiel de l'effort fiscal, tandis que certaines catégories à hauts revenus restent faiblement imposées. La réforme proposée prévoit une refonte du barème de l'IRPP, avec: • un relèvement du seuil d'exonération de 5 000 à 10 000 dinars par an, • l'introduction de tranches supplémentaires pour les très hauts revenus, • et l'application du taux marginal de 40 % uniquement au-delà de 527 000 dinars annuels. L'impact attendu est un rééquilibrage de la charge fiscale sans pénaliser le pouvoir d'achat des ménages modestes. Niches fiscales: un manque à gagner de 2,8 % du PIB Les mesures fiscales dérogatoires bénéficient souvent à des secteurs bien identifiés, sans évaluation systématique de leur efficacité économique. Le rapport recommande une revue exhaustive des niches fiscales, avec la suppression progressive de celles dont l'impact sur l'investissement et l'emploi n'est pas démontré. Là encore, l'approche diffère des réformes passées : il s'agit d'élargir l'assiette plutôt que d'augmenter les taux sur les contribuables déjà déclarés. Fiscalité environnementale: un changement de logique Le rapport propose également l'introduction d'une taxe carbone progressive, destinée à remplacer plusieurs taxes environnementales à faible rendement. Cette proposition intervient dans un contexte où les subventions énergétiques ont dépassé 7 milliards de dinars en 2023, créant une incohérence entre politique budgétaire et objectifs climatiques. Selon l'ITES, une fiscalité environnementale bien conçue permettrait à la fois de générer des recettes nouvelles et d'orienter les comportements économiques, tout en redistribuant une partie des recettes aux ménages pour préserver l'acceptabilité sociale. Economie numérique: des textes sans application Le rapport rappelle que la Tunisie a introduit dès 2020 une taxation des services numériques, sans qu'elle ne soit effectivement appliquée. À titre de comparaison, le Sénégal a mis en place une TVA de 18 % sur les services numériques en 2024, générant plus de 1,7 million de dollars en moins d'un an. L'ITES recommande donc la mise en œuvre effective de la taxation des plateformes étrangères opérant sur le marché tunisien, afin de capter une part de la valeur créée localement. Une rupture avec les réformes précédentes La principale différence avec les réformes fiscales antérieures tient à la méthode. Là où les politiques passées ont privilégié des ajustements annuels dictés par l'urgence budgétaire, le rapport de l'ITES propose une réforme séquencée, chiffrée et gouvernée, avec des indicateurs de performance et un pilotage institutionnel dédié. En misant sur l'assiette, l'outil administratif et la gouvernance avant toute hausse de taux, il trace une voie alternative à une décennie de réformes fiscales limitées et souvent contre-productives. Télécharger le rapport intégral