Le président Kaïs Saïed doit se rendre à Bruxelles les 17 et 18 février où il participera au sommet Union européenne – Union africaine. Il aura, sans aucun doute, des rencontres avec plusieurs de ses homologues à qui il expliquera sa stratégie de « correction de trajectoire » qu'il a entamée le 25 juillet 2021 après avoir limogé le gouvernement et gelé le parlement. C'est la première fois que le président quitte le pays depuis son coup d'Etat. Il s'est refusé, jusque là, de participer à tout événement international d'envergure, y compris le sommet de l'Union africaine. Kaïs Saïed prend-il des risques en quittant le pays ? Ne craint-il pas qu'il subisse, à son tour, un coup d'Etat ? Tunis bruisse des rumeurs les plus folles et rien n'est exclu… Qu'il y ait un retournement de situation ou pas pendant son absence, il y a un vrai risque de voir Kaïs Saïed à l'étranger et il n'est pas sécuritaire. Si l'on se tient aux précédentes rencontres qu'il a eues avec des dirigeants étrangers ou de cadres d'organismes internationaux, Kaïs Saïed a montré qu'il ne sait pas ce qu'il doit dire et, surtout, ce qu'il ne doit pas dire. On se rappelle encore comment il parlait de belles odeurs de l'huile d'olive au turc Recep Tayyip Erdoğan alors que celui-ci rouspétait contre l'odeur de cigarettes qui empestait la salle. Ou encore comment il s'aplatissait devant le président français Emmanuel Macron. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et Kaïs Saïed n'est plus ce président d'une démocratie naissante, élu avec 72,71% de voix.
Kaïs Saïed de 2022 est différent de celui de 2019 puisqu'il est devenu ce président qui a dépassé ses prérogatives et ce pourquoi il a été élu. Il est celui qui a fait main basse sur le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Il est celui qui n'a pas de piste pour boucler le budget de l'Etat et qui ne sait pas où et comment emprunter de l'argent. Il est celui qui inquiète le haut commissariat des droits de l'Homme des Nations unies et les pays du G7. Il est celui qui se moque ouvertement de ces puissances internationales, dans ses allocutions télévisées. Surtout, il est celui qui n'hésite pas à critiquer son propre pays et ses propres compatriotes devant des représentants étrangers. Ainsi le cas mardi 15 février 2022 quand il a reçu Ferid Belhaj, vice-président de la Banque mondiale pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Il commence par se tromper, à de multiples reprises, sur le nom de l'institution qu'il nomme (en arabe) « el bank el aalami » au lieu de « el bank eddoueli ». C'est peut-être un détail pour le commun des mortels, mais c'en est pas un quand l'interlocuteur étranger devine que son vis-à-vis est incapable de prononcer votre nom, ou celui de votre institution, correctement. Ça reflète, tout juste, un manque de sérieux.
Le pire est ailleurs. Devant Ferid Belhaj, Kaïs Saïed a parlé longuement de ces voleurs qui ont pillé la Tunisie et de ces juges corrompus. Ce n'était pas le sujet du jour, mais peu importe, Kaïs Saïed tenait à « vider son cœur » et a évoqué devant son invité cette commission qu'il entend créer pour auditer tous les crédits souscrits par la Tunisie. Connaissant parfaitement son sujet, M. Belhaj a déclaré qu'il y a une traçabilité pour tous les crédits souscrits par la Tunisie et octroyés par les instances internationales. Sauf que Kaïs Saïed n'a rien entendu et a continué convaincu qu'il y a bel et bien eu de l'argent dérobé des caisses de l'Etat et prend pour preuve ce rapport de 2013 de la Banque mondiale évoquant cet argent volé. M. Belhaj le corrige et lui indique que le rapport en question a démontré que 21% des dividendes des entreprises privées ont été gagnées par des membres de la famille élargie de Ben Ali.
Kaïs Saïed saute sur le pourcentage et le répète à plusieurs reprises en déclarant que cet argent appartient au peuple et doit lui être rendu ! Malgré la clarté du propos du vice-président de la Banque mondiale, Kaïs Saïed a continué dans son idée figée que cet argent appartenait à l'Etat. Il saute ensuite du coq à l'âne pour parler des magistrats et justifier son dernier « coup d'Etat » de dissoudre le conseil supérieur de la magistrature. En quoi cela regarde le vice-président de la Banque mondiale ? Allez savoir !
Comme l'a relevé le journaliste Zyed Krichen dans Midi Show sur Mosaïque FM, mercredi 16 février, le président de la République ne se rend pas compte du gros préjudice qu'il cause à la Tunisie en parlant ainsi à des représentants d'institutions étrangères. « Si les prédécesseurs de Kaïs Saïed sont des voleurs et corrompus, qui leur garantit que Kaïs Saïed n'en est pas un aussi ? Qui leur garantit que l'argent qu'ils vont donner ne sera pas dérobé à son tour ? », s'est interrogé M. Krichen faisant remarquer qu'un homme d'Etat ne peut, en aucun cas, parler ainsi de son pays. C'est tout juste qu'il lui donne la plus mauvaise des images et qu'il fait douter ses vis-à-vis quant à la solvabilité et au sérieux de ce pays. Maintenant qu'il va à Bruxelles, Kaïs Saïed aura certainement des tête-à-tête avec des représentants du G7, notamment le président français. Et, inévitablement, ils vont lui faire part de leurs inquiétudes de la situation politique en Tunisie, du gel du parlement et de la dissolution du conseil supérieur de la magistrature. Kaïs Saïed leur dira-t-il « merci de ne pas vous ingérer dans nos affaires intérieures » ou se lancera-t-il dans ses longs monologues pour justifier ses actes ? Tel qu'on le connait, et tel qu'il s'est comporté depuis son accession au pouvoir en octobre 2019, et notamment depuis juillet 2021, Kaïs Saïed va se justifier, s'expliquer, expliquer et tenter de convaincre. Il va attaquer ses opposants et ses prédécesseurs et dire qu'il est l'unique Tunisien intègre soucieux du bien-être de ses compatriotes. Et puisqu'il ne sera pas accompagné par une délégation médiatique, comme l'exigent les règles en la matière, on ne saura pas vraiment ce qu'il va dire, ni les dégâts qu'il va causer. « Dieu faites que les dégâts soient minimes... à Bruxelles », s'est exclamé la cheffe d'entreprise et militante politique Sana Ghenima… Implorer Dieu, c'est ce qui reste à faire aux Tunisiens… A moins qu'il y ait un coup d'Etat pendant l'absence du président…
Raouf Ben Hédi
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