Les autorités nous disent que tout est sous contrôle, que les produits sont disponibles et que de pénuries, il n'y en a point. Dans les faits, les citoyens le ressentent et le vivent autrement dans leur quotidien. Semoule, riz, farine, pain, c'est devenu le parcours du combattant pour en trouver. Le pain, c'est l'aliment de base dans notre société. C'est un produit de nécessité de premier ordre pour les familles tunisiennes. Pourtant, on peine à s'en procurer, la pénurie s'aggrave alors que le mois de ramadan, où le pic de consommation atteint des sommets, est dans quelques jours.
Nous sommes dans un quartier de l'Ariana. Nous faisons le tour des boulangeries dans l'espoir d'acheter quelques miches pour le déjeuner. Le lot quotidien du Tunisien, nous nous retrouvons devant des étalages vides. « Pas de pain, madame », nous dit le boulanger, la mine plus ou moins déconfite. Il a tellement répété les mêmes mots et fait face à la déception de ses clients ces derniers temps. « Revenez après, vous en trouverez peut-être, mais attention, ça part vite », nous dit-on. La raison, un problème d'approvisionnement et donc de stockage de farine qui perdure. Dans une autre boulangerie, d'habitude présentant plusieurs sortes de pains, nada, rien. Tout est vide. La baguette subventionnée, aucun espoir d'en trouver, mais même les pains à la semoule ont quitté la vitrine, la bonne odeur du pain chaud a quitté les lieux, plus aucune miette, tout est tristement nickel. « Il faut passer dès le matin, tôt de préférence, pour pouvoir rentrer avec quelques baguettes bien chaudes. Nous n'avons pas le choix. Nos quotas de farine ne suffisent pas pour couvrir les besoins habituels de nos clients ». C'est ce qu'on nous affirme à tous les coups. Concernant les petites épiceries du quartier, la même rengaine. Chanceux est celui qui trouve des baguettes bien fraiches ou qui en trouve tout court. A partir de 19h, cela devient même surréaliste. Témoignage d'un habitant qui a bien voulu nous raconter sa galère quotidienne. « Je finis le travail à 20h. C'est là que je fais mes courses. Il me faut faire le tour de pas moins d'une vingtaine d'épiceries pour trouver du pain et encore ! La plupart du temps, il n'y en pas ! Ce n'est pas une situation normale et on nous dit à la télé qu'il n'y a pas de pénurie. Est-ce que les responsables vivent avec nous ou sur un vaisseau spatial ?!». Au centre-ville de Tunis, un père de famille nous évoque son parcours de combattant. « Ce n'est plus la ruée vers l'or, mais la ruée vers le pain ! Quotidiennement, je dois faire les files d'attente, interminables, de trois boulangeries pour espérer me procurer du pain. Les gens sont las, les gens sont dégoutés, les gens sont inquiets, les gens sont en colère ! ». Des témoignages de la sorte, on peut vous en sortir des dizaines, des centaines et même des milliers.
Seulement, le discours officiel tend à minimiser la crise. Les produits sont disponibles. Circulez, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. La pénurie est concrètement bien installée en dépit aussi des campagnes contre la spéculation et le monopole ou, peut-être, à cause de cafouillages de ces campagnes. Le ministère de l'Intérieur, après un feu vert présidentiel guerrier, s'est mis à faire des descentes et à saisir de la marchandise. Des images de tonnes de marchandises exposées sur les pages Facebook, un butin présenté comme un trophée. Sauf qu'il y a eu des bévues et que des professionnels de la distribution et de l'industrie, en règle, ont vu leurs stocks, légalement acquis, saisis, décimés. Cela a forcément eu un impact sur les réseaux de distribution et d'approvisionnement en perturbant toute la chaîne. Le climat de panique pousse également les professionnels à se limiter à des stocks minimums pour ne pas se retrouver malencontreusement accusés de monopole. On ajoute à cela le décret présidentiel, controversé, sur la spéculation qui prévoit des peines allant jusqu'à la perpétuité et en prenant en compte la guerre en Ukraine et ses répercussions sur les cours de blé, cela nous crée les prémices d'une crise qui va durer. L'un de nos interlocuteurs nous parlait de l'inquiétude et la colère des citoyens. Ce n'est vraiment pas le bonheur qui prédomine et cela n'aurure rien de bon. L'un des slogans de 2010-2011 était « Pain et eau et pas de Ben Ali ». Après 11 ans, les joies des coupures d'eau se multiplient et le Tunisien peine à s'acheter son pain. Et quand on touche au pain, le Tunisien se rebiffera tôt ou tard. L'Histoire récente du pays nous le rappelle. Le souvenir des « émeutes du pain » est encore vivace.