Si la pandémie du Covid-19 a mis à nu le problème de la dépendance vis-à-vis de pays étrangers dans le secteur du médicament, la guerre en Ukraine a chamboulé quant à elle le marché énergétique et précipité une crise déjà annoncée. Depuis le déclenchement de la guerre, en effet, la dépendance de l'Europe aux hydrocarbures russes a plongé la région dans le trouble poussant les pays de l'UE à revoir la cadence de leurs programmes en matière de mix énergétique. Longtemps cantonné aux seuls objectifs climatiques, le sujet des énergies renouvelables est aujourd'hui posé comme principale alternative permettant une autonomie capable de garantir la sécurité énergétique des pays. Avec la flambée du prix du gaz et ses répercussions sur la production en électricité, de nombreux pays européens, dont la France qui dépend beaucoup du gaz russe, se préparent à affronter un hiver particulièrement compliqué. En Tunisie, les énergies renouvelables ne font pas partie des priorités du moment, la crise politique et économique ayant pris le dessus sur tout le reste, et pourtant…
En 2015, et par l'adoption de la loi relative à la production d'électricité à partir des énergies renouvelables, le gouvernement de l'époque avait martelé que la production d'électricité à partir des énergies renouvelables est devenue une nécessité et non un choix en raison de l'aggravation du déficit de la balance énergétique. Il avait alors expliqué que la production nationale de gaz naturel ne satisfait que 41% des besoins nationaux en électricité et l'électricité est produite à hauteur de 97%, à partir du gaz naturel. Ce projet était censé permettre de lutter contre l'aggravation du déficit énergétique, de réaliser une indépendance énergétique et à diversifier le mix-énergétique avec la réduction des défis de fluctuation des prix internationaux de pétrole et de gaz. Il avait aussi pour objectif annoncé de permettre la production de 30% de l'électricité à partir des énergies renouvelables, soit l'équivalent de 3800 mégawats, nécessitant, ainsi, des investissements de 14 milliards de dinars. Cette production devait assurer, pour la période 2016-2020, une économie d'énergie avoisinant 16 millions de TEP. Depuis, rien ne semble avoir avancé et les projets tant espérés sont à l'arrêt.
Une étude élaborée par La Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect) et publiée en juin 2022 a révélé que la Tunisie produit toujours 95% de ses besoins en électricité à partir du gaz naturel. Le président du groupement des producteurs d'énergie renouvelable de plus de 1 Mw auprès de la Conect, Abdellatif Hammouda, a souligné lors d'une conférence de presse tenue à l'occasion, que si le Plan solaire lancé en 2015 visait une transition de 35% aux énergies renouvelables d'ici 2030 la Tunisie en est encore, sept ans plus tard, à seulement 3% d'électricité propre. « D'ici 5 ans il n'y aura plus de gisement de gaz en Algérie. Or, nous avons une dépendance à 50% de l'import de gaz de l'Algérie pour la production d'électricité. Chaque année, 400 millions de dinars sont perdus par l'Etat à cause de l'absence de transition énergétique », a affirmé le responsable dans une déclaration accordée aux médias. Il a également souligné que plusieurs projets sont bloqués depuis des années, 67 au total dont 24 projets capables de produire 240 mégawatts. « Entre l'éolienne et le photovoltaïque, 894 mégawatts sont perdus chaque année par manque d'exploitation », a révélé Abdellatif Hammouda, affirmant qu'en plus de procédures longues et fastidieuses, le fonctionnement des centrales de production est entravé à cause de leur raccordement au réseau de la STEG. La Fédération générale de l'électricité et du gaz relevant de l'UGTT s'est insurgée contre le raccordement des producteurs d'électricité privés au réseau national.
La loi n° 2015-12 du 11 mai 2015, relative à la production d'électricité à partir des énergies renouvelables dispose dans son article 9 que toute collectivité locale ou établissement public ou privé opérant dans les secteurs de l'industrie, de l'agriculture ou du tertiaire peut produire de l'électricité à partir des énergies renouvelables à titre individuel à des fins d'autoconsommation. Ces organismes bénéficient du droit de transporter l'électricité produite à travers le réseau électrique national vers les centres de consommation, et du droit de vendre les excédents exclusivement à l'organisme public dans les limites d'un taux maximum, et ce, dans le cadre d'un contrat type approuvé par le ministre chargé de l'énergie. Les conditions de transport de l'électricité, de vente des excédents, ainsi que les valeurs limites de la vente des excédents sont fixées par décret gouvernemental. L'article en question, a été abrogé en vertu de la loi n° 2019-47 du 29 mai 2019, relative à l'amélioration du climat de l'investissement et remplacé par l'article 9 (nouveau) disposant que toute collectivité locale ou entreprise publique ou privée opérant dans les secteurs de l'industrie, de l'agriculture ou des services peut produire de l'électricité à partir des énergies renouvelables à des fins d'autoconsommation. Il est aussi permis de constituer une société d'autoproduction conformément à la législation en vigueur sous forme de société anonyme ou à responsabilité limitée dont l'objet se limite à la production et à la vente de l'électricité à partir des énergies renouvelables. Les organismes visés bénéficient du droit de vendre l'électricité produite à l'autoconsommateur ou aux autoconsommateurs dont la puissance souscrite dépasse un niveau minimal fixé par arrêté du ministre chargé de l'énergie ainsi que du droit de transporter l'électricité produite à travers le réseau électrique national vers les centres de consommation, et du droit de vendre les excédents à l'organisme public dans la limite des taux maximums, et ce, dans le cadre d'un contrat type approuvé par le ministre chargé de l'énergie. Les conditions de transport de l'électricité, de vente des excédents, ainsi que les valeurs limites de la vente des excédents sont fixées par décret gouvernemental.
Le secrétaire général de Fédération, Abdelkader Jelassi, évoquait en 2020, dans une déclaration à la Tap, « des appréhensions de la partie syndicale nourries par le décret gouvernemental du 26 février 2020, portant sur la production d'électricité à partir des énergies renouvelables et autorisant la création de sociétés d'autoproduction d'électricité à partir des énergies renouvelables ». « Notre opposition est catégorique et nous aurons recours à toutes les formes de protestation si cette orientation est maintenue. La production d'électricité par des privés et sa vente directe aux clients, va perturber le réseau électrique et impacter la distribution de l'électricité, la rendant inaccessible à certaines catégories. Nous refusons la marchandisation de l'électricité qui touche à la sécurité nationale et au statut public de la Steg », avait lancé le syndicaliste, il y a deux ans. Abdellatif Hammouda a tenu à préciser que ce blocage jugé injustifié bloque la filière de l'énergie renouvelable toute entière et a déjà entrainé le départ de plusieurs sociétés en plus des compétences humaines qui ont quitté le pays vers l'Afrique. « Ce blocage fait perdre à la Tunisie près de 2500 MD d'investissements non réalisés et 400 MD de manque à gagner annuel pour l'Etat », a-t-il déploré. Parmi les présents à la conférence de presse, figurait un homme d'affaires tunisien, Tarek Ben Ayed, qui a investi dans la réalisation de la centrale photovoltaïque de Gabès, d'une capacité de 1MW. « Cette centrale est prête depuis octobre 2020 mais elle n'est toujours pas raccordée au réseau de la Steg. Cet investissement m'a couté environ 3 MD, et devrait produire environ 2GW/h par an, soit une rentabilité de 500 mille dinars. Le projet est en mesure de produire de l'électricité pour un coût moyen de 215 millimes alors que le coût de l'électricité produite par la Steg avoisine les 400 millimes », s'est indigné l'investisseur.
Il convient de rappeler que la Tunisie dispose d'importantes ressources d'énergie renouvelable, notamment au niveau de l'énergie solaire et de l'énergie éolienne. Selon l'Agence nationale pour la conservation de l'énergie (ANME), la Tunisie dispose de ressources solaires supérieures à 3 000 heures/an avec des régions disposant d'heures d'ensoleillement plus importantes que d'autres. La plupart des régions au sud du pays possèdent un temps d'exposition solaire de plus de 3 200 heures/an, avec des pics de 3 400 heures/an au golfe de Gabès (sud-est). D'un autre côté, la période minimale d'insolation dans les régions du nord est comprise entre 2 500 et 3 000 heures plein soleil équivalentes. L'irradiation solaire varie de 1 800 Kilowatt-heure (KWh)/m²/an au nord à 2 600 kWh/m²/an au sud. L'irradiation horizontale globale moyenne se situe entre 4,2 kWh/m²/jour dans le nord-ouest de la Tunisie et 5,8 kWh/m²/jour dans son extrême sud. Avec ces conditions favorables, la productivité des systèmes solaires photovoltaïques en Tunisie est très élevée. Selon le Global Atlas de l'International Renewable Energy Agency (IRENA), la production annuelle d'électricité par les systèmes solaires photovoltaïques varie entre 1 450 kWh par kilowatt-crête (kWc) dans la région nord-ouest et 1 830 kWh/kWc dans l'extrême sud-est. L'énergie totale produite par les centrales éoliennes en Tunisie est, quant à elle, d'environ 750 GWh/an, permettant une économie annuelle de 153000 Tonnes de combustible. Ceci constitue un pas vers l'augmentation de la part des énergies renouvelables (hors hydrauliques) dans la production électrique de 3% environ en 2013 à 30% en 2030. Le plan solaire Tunisien prévoit d'atteindre une capacité installée des énergies renouvelables en 2030 de l'ordre de 3725 MW dont 1700MW éolien, soit 45% de la capacité installée totale. Toutes ces données concordent donc dans le sens de blocages insensés et qui, au vu des risques, du contexte énergétique mondial et des enjeux économiques et climatiques n'ont aucun lieu d'être. Les procédures décourageantes, les lois compliquées et le monopole tenu de main de fer par la Steg ont eu raison des beaux discours et malmené les rares investisseurs qui ont vu dans le secteur des énergies renouvelables une vraie opportunité de réaliser des bénéfices à tous les niveaux et pour tout le monde.
A titre d'exemple, et pour ne citer que celui-là, l'Algérie dont les ressources d'hydrocarbures ne manquent pas, a déjà commencé à exploiter son potentiel photovoltaïque. Dans le « Portail Algérien des Energies Renouvelables » on peut lire que dans le désert du Sahara, à Laghouat, 240.000 modules solaires forment la centrale d'El Kheneg, d'une capacité de 60 MWc. Selon la même source, l'énergie produite couvre environ un septième des besoins de la région. Le projet finalisé en 2016 sert de prototype dans cette transition visant à économiser les ressources fossiles et réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le pays, qui exporte son gaz, vers la Tunisie, veut atteindre 15.000 MW d'énergie solaire d'ici à 2035 pour diversifier son mix énergétique dominé par le gaz et le pétrole. Le projet de Laghouat est un pas vers cette conversion et des kits solaires ont même été distribués dans les villages enclavés et aux populations nomades. Entre temps en Tunisie, cette crise qui secoue le monde et reconfigure ses priorités, ce débat essentiel qui n'est désormais plus l'apanage d'une minorité consciente des enjeux climatiques de la transition énergétique et le projet plein de promesses vendu aux investisseurs, particuliers et professionnels, prend l'eau. Non pas que les ressources manquent, ni les compétences, ni la volonté de millions de Tunisiens qui rêvent de sortir du joug du monopole de la Steg, mais à cause d'une multitude de facteurs absurdes dont ce pays détient le sinistre secret…