On la croyait morte depuis 2011, mais tous les indices montrent qu'elle a été ressuscitée de ses cendres par le ministre de l'Intérieur Taoufik Charfeddine. Elle, c'est la police politique, celle qui surveille les journalistes, les gouvernants et les opposants pour transmettre ensuite des rapports ficelés, orientés et décontextualisés. Rien d'étonnant dans une dictature. Lundi 10 octobre 2022, le président de la République reçoit le ministre de l'Agriculture, Elyes Hamza et évoque le cas de deux fonctionnaires de son département qu'il accuse, directement, de corruption. Rien de moins. Qu'est-ce qui permet à Kaïs Saïed, enseignant de droit, de lancer une accusation aussi grave et si infâmante à l'encontre de deux serviteurs de l'Etat et ce avant même toute instruction et décision judiciaire ? Dans une vidéo diffusée par la présidence, on entend le président dire que la corruption des deux fonctionnaires est documentée. « L'un d'eux est responsable des barrages et l'autre, du bétail, a déclaré le président de la République. Ces deux responsables ont utilisé leur voitures de fonction pour assister à une réunion d'un parti politique dont je tairai le nom (…) Il faut prendre les mesures adéquates à cet effet et contre ceux qui tentent d'utiliser les ressources de l'Etat pour servir les intérêts d'un parti. L'Etat est la propriété de tous les Tunisiens ! Les voitures administratives sont la propriété du peuple tunisien et elles ne peuvent être utilisées pour les partis politiques ! Ceux qui s'infiltrent ou tentent de s'infiltrer au sein de l'administration tunisienne n'ont pas leur place », a souligné le chef de l'Etat, assurant que les deux responsables en question devraient répondre de leurs actes et rétablir les biens du peuple tunisien qu'ils ont spoliés.
Factuellement, rien ne permet au président de la République d'accuser les deux fonctionnaires de corruption. Il n'y a même pas de quoi ouvrir une instruction judiciaire. Il est de leur droit, comme c'est le droit de tout citoyen, d'assister à la réunion d'un parti politique. La voiture de l'Etat dont ils disposent est une voiture de fonction et non une voiture de service. Autrement dit, c'est un avantage en nature accordé par leur employeur. Les deux fonctionnaires ont la latitude de l'utiliser à des fins privées. Les voitures de l'Etat qu'on ne peut pas utiliser à des fins privées sont les voitures de service qui servent à faire des déplacements professionnels. Elles sont, généralement, à la disposition des chauffeurs et des techniciens. Les voitures de fonction, elles, sont à la disposition des hauts cadres et remplacent, en quelque sorte, des primes en numéraire auxquelles ils auraient pu prétendre. Visiblement, le chef de l'Etat ne fait pas encore la différence entre voiture de fonction et voiture de service. Mais le cœur du sujet est ailleurs. Comment se fait-il que le président de la République ait été informé d'une réunion d'un parti politique à laquelle ont assisté deux fonctionnaires avec leurs voitures de service ? N'a-t-il pas mieux à faire ? Théoriquement, en cette période de pénuries, de grèves, de rationnement, de déficit commercial et de grosses difficultés pour obtenir un crédit du FMI, le chef de l'Etat devrait avoir mieux à faire que de s'occuper de ce genre de foutaises. La réalité est ainsi et on voit clairement les priorités du président de la République. Il préfère s'occuper de foutaises que des vrais problèmes des Tunisiens. On pose la question de nouveau, comment se fait-il que le président de la République ait été informé d'une réunion d'un parti politique à laquelle ont assisté deux fonctionnaires avec leur voiture de service ? La police politique tunisienne est-elle de retour pour épier les moindres faits et gestes de l'opposition ? Visiblement, et si l'on se tient au communiqué de la présidence de la République, la présence des deux fonctionnaires à la réunion d'un parti politique est documentée. Qui d'autre peut documenter ce genre de choses à part la police politique ? Cela nous renvoie aux tristes années de l'ère Ben Ali où la police politique s'amusait à relever les plaques d'immatriculation dans les parkings des hôtels quand il y a une réunion de l'opposition ou qu'une ambassade organise une réception. Période à laquelle, également, la police politique infiltrait les réunions en se présentant sous l'identité d'un représentant de média.
Avec Taoufik Charfeddine, il semblerait fort que l'on soit en train de revivre cette période noire de l'Histoire de la Tunisie. On admettrait volontiers la présence, incognito à des réunions, de la police politique et des services de renseignent, si c'est pour détecter d'éventuels terroristes par exemple. Sauf que l'on n'en n'est pas là. La police politique elle est là à épier des stupidités en relevant l'identité des présents et la voiture dont ils disposent, puis à envoyer des rapports à sa hiérarchie dont le président de la République. Alors que les problèmes du pays sont incommensurables, ce dernier donne suite à ces futilités en convoquant le ministre de tutelle et en accusant publiquement de corruption et de spoliation des biens du peuple, les fonctionnaires dont le seul « crime » est d'avoir assisté à une réunion politique ! Ce n'est pas la première fois que le président de la République donne corps à des rapports fallacieux qu'il reçoit de ses services. Il a bien accusé, par le passé, des dizaines de personnalités publiques de corruption. Publiquement, d'une manière directe ou indirecte. On cite, entre autres, Chawki Tabib et Ghazi Chaouachi. Sur la base de rapports policiers, il a interdit de voyage et assigné à résidence des centaines de personnalités. Ce n'était que du pipeau, les magistrats ayant instruit l'affaire n'ont rien trouvé de concret pour donner suite aux accusations présidentielles infâmantes. Après les personnalités politiques, le président de la République s'est amusé à accuser les grossistes d'être des spéculateurs. Accusations tout aussi légères et basées, elles aussi, sur des rapports fallacieux. Aucune suite judiciaire contre les spéculateurs. Ensuite, c'était au tour des magistrats de se voir accusés de corruption (et même d'adultère), et toujours en se basant sur des rapports fallacieux, tronqués ou décontextualisés. Que ces rapports soient rédigés par les services du ministère de l'Intérieur ou ceux de la Justice, la finalité est la même. Le président de la République est trompé et mené en bateau. Le pire dans tout cela, c'est de constater qu'il laisse de côté les urgences et les véritables préoccupations des Tunisiens et qu'il donne toujours suite aux futilités ! Corruption, dit-il !