La Commission de la législation générale a adopté hier le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière. Pour beaucoup d'observateurs de la société civile, qui se sont opposés à ce texte pendant deux ans — même amendé, même réduit au domaine administratif —, l'initiative législative du président de la République continue à s'opposer fondamentalement aux principes de la justice transitionnelle, dont le dévoilement de la vérité Le 6 juin 2017 à la suite d'une réunion dirigée par Hafedh Caïd Essebsi, directeur exécutif de Nida Tounès, et Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, les deux leaders publient un communiqué commun. Ils y annoncent la constitution d'un Comité supérieur de coordination permanent entre leurs deux blocs parlementaires. Comme l'a annoncé Mongi Harbaoui, député de Nida Tounès, ce comité aura pour mission de « renforcer le consensus entre les députés des deux partis dans le but de préserver la stabilité dans le pays ». Dans une déclaration à l'agence TAP, Harbaoui a indiqué que la réunion a porté sur l'examen de l'action parlementaire dont le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière. Et si les deux partis sont arrivés hier à un consensus sur plusieurs articles de ce projet de loi transmis par la présidence de la République à l'ARP le 14 juillet 2015 après son adoption par le Conseil ministériel, c'est bien parce qu'au sein du Comité de coordination, on a eu le temps d'accorder les violons des députés d'Ennahdha et de Nida. Les amendements apportés dernièrement par les islamistes à l'article 2 du texte, celui concernant la suspension des poursuites et procès à l'encontre des fonctionnaires publics et assimilés soupçonnés de malversations financières et de détournements de deniers publics, cherchent à prouver à leurs bases que dans ce contexte de lutte contre la corruption, ils ne donnaient pas un blanc-seing aux auteurs du projet. D'autant plus que seules les dispositions concernant les fonctionnaires et assimilés sont maintenues dans la version en cours de débat. Les articles en relation avec les hommes d'affaire corrompus et l'amnistie de change ayant été abandonnés. « Ils ne se sont pas enrichis sur le dos de la République » Les élus d'Ennahdha, qui ont voté hier le projet, croient-ils vraiment aux arguments de la présidence de la République disculpant les fonctionnaires ? Pragmatisme politique oblige, ils semblent en tout cas continuer à consacrer un esprit de consensus avec les représentants du parti fondé par le président dans ce haut lieu de négociations politique qu'est l'Assemblée des représentants du peuple (ARP). Pourtant pour les formations politiques de gauche, qui se sont retirées hier au moment du vote, ainsi que pour beaucoup de représentants de la société civile, des failles et des poches d'imperfection persistent dans la version amendée du projet de loi. « Ils ne se sont pas enrichis sur le dos de la République et n'ont pas tiré profit des services rendus aux hommes d'affaires proches du pouvoir, même si ces services enfreignaient les lois de l'administration. Ils ne pouvaient pas faire autrement... ». Tel est le premier argument présenté par la présidence de la République pour amnistier les fonctionnaires publics et assimilés, à savoir des ministres, des secrétaires d'Etat, des conseillers de ministres, d'ambassadeurs, des juges, des gouverneurs... Or comment prouver que cette catégorie de personnes n'a bénéficié d'aucune contrepartie ? D'autant plus que les formes de biens en nature restituant la « gratitude » du pouvoir envers les fonctionnaires peuvent être multiples « Comment définir et quantifier cette contrepartie ? La Commission de réconciliation que prévoit de mettre en place le projet de loi n'a pas les moyens ni d'accéder aux archives, ni de faire des investigations », insiste une assistante sur le projet Observatoire du parlement à l'Association Al Bawsala. « Où est le prestige de l'Etat ? » « Parce qu'ils sont traumatisés et ont peur de signer les autorisations et autres documents officiels, ces fonctionnaires paralysent l'économie et la marche du développement du pays. Résultat : seuls 10 % des sommes allouées à l'investissement dans les régions sont écoulées ». Tel est en gros le second argument de la présidence de la République pour lever toutes les poursuites qui pèsent depuis 2011 et 2012 sur les fonctionnaires et assimilés proches du premier cercle du pouvoir. « Nous ne comprenons pas ce raisonnement. D'abord, pourquoi des personnes mises en cause dans des affaires de corruption devraient avoir le droit de bloquer des projets et d'opérer un chantage contre l'Etat ? Cela n'est pas très rassurant concernant les chaînes de décision et les procédures au sein des administrations », s'insurge Farah Hachad, juriste et présidente du Labo démocratique. Oumayma Mehdi va plus loin : « Comment peut-on admettre au plus haut lieu de l'Etat un tel bras de fer ? Que des fonctionnaires bloquent le développement, notamment dans les régions intérieures, entraînant mobilisations sociales, saccage d'institutions publiques, émeutes et heurts avec la police ? Où est «haybat eddawla» (le prestige de l'Etat) ? Plus absurde encore : au lieu de limoger et de remplacer de tels éléments on cherche à les amnistier ! ». Oubliée la réforme des institutions D'autres reproches sont adressés au projet, dont le non-dévoilement de la vérité sur l'ambiance de favoritisme et de clientélisme qui a régné dans l'administration pendant le régime de Ben Ali et dont le témoignage d'Imed Trabelsi devant l'IVD a illustré les nombreuses pratiques frauduleuses. En fait rien ne forcera les fonctionnaires amnistiés à participer aux auditions publiques pour expliquer leur cas. Une lacune que fustigent des organisations comme Avocats sans frontières (ASF) et le Centre international pour la justice transitionnelle (Ictj). « Il n'y aura pas non plus possibilité de comprendre toute la mécanique mise en place. Les personnes amnistiées ne seront pas obligées de passer devant la Commission de réconciliation pour faire des aveux et expliquer les affaires qui les impliquent. Pourtant, ces informations sont absolument nécessaires pour décortiquer les mécanismes de la corruption et peuvent servir pour recouper des informations dans le cadre d'investigation dans des dossiers plus importants », explique Farah Hachad. Dans son « avis intérimaire » sur l'initiative législative du président, publié le 24 octobre 2015, la Commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l'Europe spécialisé en matière de droit constitutionnel, avait été catégorique. « Non, le processus se déroulant devant la Commission de réconciliation, en amnistiant notamment les fonctionnaires corrompus, ne permet pas de réaliser l'un des objectifs de la justice transitionnelle, à savoir la réforme des institutions », avait tranché la Commission de Venise. Dans une déclaration à l'agence TAP, Taieb Madani, le président de la Commission de législation générale, a indiqué que le rapport de sa commission sera soumis au bureau de l'ARP après son adoption hier en commission. Le bureau de l'ARP l'examinera et le soumettra, à la plénière, lundi prochain. Un projet de loi, des amendements C'est désormais une loi d'amnistie administrative que vient d'adopter la Commission de la législation générale. Elle intéressera, selon l'association Al Bawsala, quelque 500 fonctionnaires et assimilés traînant des procès pour malversations financières commises à l'époque du régime de Ben Ali. Ces personnes verront ainsi les poursuites contre elles levées dès le moment où elles recevront des mains du procureur général de seconde instance un « certificat d'amnistie ». Les fonctionnaires ayant présenté une demande de réconciliation sont redevables de réparations à présenter à toute partie ayant subi des dommages à la suite d'actes de détournement de deniers publics. La nouvelle Commission de réconciliation qui recevra les demandes d'amnistie n'est pas totalement indépendante et le critère d'intégrité de ses membres n'est pas garanti par le texte. Dans le projet initial du 14 juillet 2015, elle était dominée par le pouvoir exécutif. Dans cette version amendée par Ennahdha et Nida, le président de la commission est, de droit, le président de l'Inulcc (qui est aujourd'hui Chawki Tabib). « Nous avons l'impression que les rédacteurs de la loi ont voulu tabler sur la popularité et la réputation de l'actuel président de l'Inulcc. Cependant, ils ont, semble-t-il, oublié que le président de l'Inulcc est nommé et est destitué par le chef du gouvernement. Donc, il n'est pas juridiquement indépendant », réplique la juriste Farah Hachad. Par ailleurs, la commission n'a pas d'autonomie financière et administrative et les deux membres de l'IVD prévus dans le projet initial disparaissent de la nouvelle commission. « Autre élément, une partie des membres de la nouvelle commission prévue sont des magistrats, ce qui peut rassurer de prime abord. Cependant, aucune disposition de la loi ne prévoit une vérification du passé de ces magistrats. Et si on découvre le nom d'un des magistrats nommés dans les dossiers déposés par des victimes auprès de l'IVD ? », s'interroge Farah Hachad.