Rached Ghannouchi sous les verrous. Pour les mauvaises raisons, peut-être, mais sous les verrous quand même. C'est une injustice, crieront ceux qui appellent à l'indépendance de la justice et au respect des procédures. Ce n'est que justice, répliqueront les autres, pour qui le président d'Ennahdha paie pour l'ensemble de son œuvre et ses décennies de terrorisme et de terreur. La roue tourne et elle a tourné pour Rached Ghannouchi. Il y a douze ans, il était aux premiers rangs pour applaudir et encourager l'emprisonnement et la poursuite des caciques du régime de Zine El Abidine Ben Ali. La chasse aux sorcières entamée en 2011, par les islamistes et le CPR de Moncef Marzouki, était le premier coup qui a frappé la démocratie et la justice tunisienne. À l'époque de la défunte sinistre troïla, Business News fut l'un des rares médias tunisiens à s'élever contre les islamistes et le CPR pour appeler au respect de l'indépendance de la justice et à cesser de poursuivre les anciens ministres par des faits fallacieux. En guise de réponse, nous avons eu droit aux menaces, au sobriquet « médias de la honte », aux poursuites judiciaires intimidantes et, surtout, aux injures 24/7. À l'époque, Rached Ghannouchi se prenait pour le dieu tout puissant, son chef du gouvernement Hamadi Jebali parlait de 6e califat, son ministre de l'Intérieur Ali Larayedh gazait les manifestants à l'avenue Habib Bourguiba, son ministre de la Justice Noureddine Bhiri mettait les magistrats au pas et son président Moncef Marzouki se pavanait dans les palais tunisois et parisiens se prenant tantôt pour Napoléon, tantôt pour Robespierre. Assassinats, fraudes électorales, enrichissements illicites, financements douteux, lobbying frauduleux, procès injustes, poursuites contre les médias, mise au pas de la justice ordinaire et instrumentalisation de la justice transitionnelle, détournements de fonds publics, recrutements massifs dans l'administration, les islamistes ont mis le pays à genou. Leur plus grand crime est d'avoir saboté l'expérience démocratique tunisienne. Bien avant Kaïs Saïed, ils sont les fossoyeurs de la démocratie tunisienne. Dix ans après, Rached Ghannouchi, Ali Larayedh et Noureddine Bhiri sont en prison. Hamadi Jebali est terré chez lui, attendant son tour d'être incarcéré au vu des poursuites judiciaires lancées contre lui. Quant à Moncef Marzouki, condamné à de la prison ferme, il s'est enfui en France, exactement comme il l'a fait sous Ben Ali. Ce qui arrive aujourd'hui aux caciques de la troïka n'a rien de surprenant. De très nombreux Tunisiens l'ont espéré et de nombreux analystes l'ont prévu et dit, alors que la troïka était au pouvoir. C'est ce qui est toujours arrivé et c'est ce qui arrive toujours quand on privilégie les partis à la patrie, quand on fraude et quand on essaie de tordre le cou à la justice pour la manipuler à ses propres fins. Les dirigeants de la troïka ont manipulé la justice, ils ont triché dans les élections, ils se sont crus éternels.
« Arrêté » le 17 avril, la veille de la nuit du destin, nuit la plus sacrée pour les musulmans, Rached Ghannouchi dormira aujourd'hui à la prison de la Mornaguia à la suite d'un mandat de dépôt émis, vers 5 heures du matin, par le juge d'instruction du 33e bureau, celui-là même qui a fait arrêter un bon nombre de personnalités politique dans l'affaire dite de « complot contre l'Etat ». Sur la forme, Rached Ghannouchi subit une injustice, selon ses avocats. Les procédures n'ont pas été respectées et le fait pour lequel il est poursuivi est très léger par rapport à tout ce qu'on peut lui reprocher. Le week-end dernier, lors d'une veillée ramadanesque du Front de salut, il a déclaré que la Tunisie risque la guerre civile, si jamais la gauche et l'islam politique sont éliminés. C'était suffisant pour que le parquet, sous les ordres du président de la République, réagisse au quart de tour. La phrase subit une multiplicité d'interprétations. Les plus cléments y verront une simple analyse politique, une simple opinion. Mais la phrase peut être également comprise comme étant un signal de départ codé pour mettre le pays à feu et à sang. C'est cette option qu'ont choisis le parquet et le juge d'instruction. C'est ce qui explique, d'ailleurs, la perquisition du domicile de Rached Ghannouchi, de son parti Ennahdha et du parti de Moncef Marzouki, Irada, qui servait de lieu de rencontre pour le Front de salut. C'est exagéré et injuste ? Peut-être. Les Tunisiens étaient nombreux, depuis 72 heures, pour applaudir et saluer le courage de Kaïs Saïed d'arrêter enfin le vrai fossoyeur de la démocratie tunisienne. Ces Tunisiens sont peu regardants des procédures. Ils sont surtout peu conscients de leur importance. L'essentiel est que le personnage honni soit sous les verrous. Ces Tunisiens ne voient pas le danger de ce genre d'exercice hasardeux de la justice et qu'aujourd'hui c'est Ghannouchi, demain c'est eux. Ils ne voient pas le danger, exactement comme Ghannouchi, Marzouki and Co ne l'ont pas vu il y a douze ans. Ils ont instrumentalisé la justice contre leurs prédécesseurs, ils subissent aujourd'hui cette même justice instrumentalisée par leur successeur. Ce n'est que justice divine, répliqueront les uns, c'est le karma, répondront les autres. Tous considèrent que la justice a le droit de condamner quelqu'un pour l'ensemble de son œuvre en se cachant derrière des prétextes fallacieux ou minimisés, comme l'a fait la justice américaine contre le grand mafieux Al Capone arrêté pour fraude fiscale.
Cette nouvelle chasse aux sorcières et instrumentalisation de la justice ne passe pas auprès des chancelleries. Européens, Français, Américains, Britanniques, Turcs, Malaisiens ou Allemands ont réagi rapidement pour exprimer leur inquiétude et leur désapprobation de l'arrestation. Mêlez-vous de vos affaires, a répliqué le ministère des Affaires étrangères en usant, bien entendu, de termes presque diplomatiques. « L'Europe ne comprend décidément rien à la Tunisie », réplique le célèbre chroniqueur de la radio française Europe 1, Vincent Hervouet qui rappelle l'antisémitisme de Rached Ghannouchi dans sa chronique du mercredi 19 avril. « Il vomissait Bourguiba et tout autant Ben Ali. La révolution du jasmin l'a ramené d'exil et, depuis dix ans, il est le maître des intrigues, le génie du chaos. L'œil mi-clos et l'air matois, il a régné tant que le pays s'enfonçait. Ses amis ont vidé les caisses de l'Etat, lui-même est soupçonné d'avoir cumulé des fortunes dans des comptes off-shore, il n'a rien fait pour dissuader les djihadistes d'aller au djihad en Syrie et en Irak, on l'a entendu expliquer, pour ne pas dire excuser, Daech qui représente selon lui l'islam en colère, Rached Ghannouchi a été soupçonné dans l'assassinat de deux leaders de la gauche tunisienne et ses amis ont saboté l'enquête dans l'attentat du Bardo. Tout cela n'a pas empêché le très cher frère de se hisser à la tête de l'assemblée ». Revenant sur les propos pour lesquels Ghannouchi a été arrêté, le journaliste estime que « dans sa bouche, la menace est crédible » et ironise comment la guerre civile n'a pas éclaté en Tunisie après son arrestation. Justice divine, karma, la roue qui tourne, peu importe. Les Tunisiens sont de nouveau divisés entre les islamistes qui pleurent leur cheikh, les revanchards qui savourent l'emprisonnement de l'ennemi du pays et les légalistes qui appellent au respect de l'indépendance de la justice et à ne pas répéter les mêmes erreurs des dirigeants déchus. Bourguiba a fait pareil avec les beys, Ben Ali a fait pareil avec Bourguiba, Moncef Marzouki et les islamistes ont fait pareil avec Ben Ali, Kaïs Saïed fait pareil avec les islamistes et Marzouki. La Tunisie tourne en rond depuis 66 ans, n'a toujours pas retenu la leçon et appelle cela karma et/ou justice divine.