Le président de la République n'en peut plus des rumeurs, insultes et menaces sur les réseaux sociaux. Il a, ainsi, exprimé sa colère devant son ministre des Technologies mardi 11 juillet, avec qui il a parlé de censure. Facebook étant le réseau social le plus répandu en Tunisie, il est fort probable que le chef de l'Etat prépare sa fin. Kaïs Saïed laisse très peu de place au doute sur sa colère contre ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Le communiqué publié par la présidence de la République mardi 11 juillet à 23h10 en dit long sur sa colère. Outre le timing tardif, le communiqué est bâclé, comme s'il avait été rédigé dans la précipitation ou/et la colère. Dans le texte de ce communiqué, on lit que Kaïs Saïed a reçu Nizar Ben Neji, ministre des Technologies de la communication, avec qui il a parlé du rôle de « l'Agence technique de sécurité informatique et de l'Agence technique des Télécommunications ». Il se trouve que ces deux agences n'existent pas en Tunisie. Le président parle, probablement, de l'Agence nationale de sécurité informatique et de l'Instance nationale des télécommunications. À leur propos, le président parle de « leur rôle durant cette période où l'on utilise les réseaux sociaux pour diffuser de fausses informations, propager des rumeurs, salir la réputation en plus de la calomnie et de la diffamation qui touchent de hauts responsables de l'Etat dans l'objectif de semer le trouble dans les instances officielles et chez les dirigeants ». À lire le président, ces réseaux sont utilisés par des parties connues à l'intérieur et à l'étranger pour cibler la sécurité nationale en Tunisie. Soulignant l'aspect pénal de ce genre de publications, Kaïs Saïed a évoqué la Convention de Budapest sur la cybercriminalité de 2001, considérée comme l'accord international le plus pertinent sur la cybercriminalité et la preuve électronique. Le président a également évoqué une récente position de l'Union européenne qui entend interdire toute publication qui appelle à la haine, à la désobéissance ou à la violence, ainsi que la censure de tout réseau social. Le communiqué présidentiel conclut par souligner la nécessité que la Tunisie tient à respecter la liberté de pensée et d'expression, mais qu'elle tient aussi à préserver la sûreté nationale et à l'application de la loi sur tout le monde « parce que ce qui se passe actuellement avec la diffusion de rumeurs est en train de toucher le fonctionnement normal des institutions de l'Etat et la paix civile ».
Le communiqué présidentiel est plein d'approximations. Outre l'erreur dans la dénomination d'institutions publiques, il parle de la convention de Budapest née avant la création des réseaux sociaux et dont les objectifs sont nettement plus larges que les intox circulant dans ceux-ci. Elle aborde les crimes informatiques et les crimes sur Internet d'une manière générale y compris la pornographie infantile, l'atteinte aux droits d'auteur et le discours de haine en harmonisant certaines lois nationales. Il se trouve que la Tunisie n'a pas signé cette Convention. Pire, Kaïs Saïed a publié un décret en octobre dernier, le fameux décret 54 liberticide, qui punit jusqu'à dix ans de prison les crimes sur internet et les réseaux sociaux. Ce décret 54 n'est en rien en harmonie avec les principes de la Convention de Budapest et a été utilisé pour faire taire les journalistes et les blogueurs. On ne compte plus les poursuites judiciaires et les arrestations les ciblant, la dernière en date la garde à vue lundi dernier de Lassâad Bouazizi, célèbre blogueur islamiste et opposant farouche à Kaïs Saïed. En convoquant son ministre des Technologies pour évoquer devant lui le problème persistant des réseaux sociaux, le président de la République admet, quelque part, que le décret 54 n'a pas résolu le problème. Ensuite, le président parle de l'Union européenne et de la censure d'un réseau social. Il est bon de noter, à ce propos, que l'Union européenne n'a encore rien décidé de concret en la matière et qu'il y a débat. Quant à la censure d'un réseau social, le débat européen ne concerne pas la lutte contre les intox et les crimes, mais porte sur l'espionnage dans la guerre non déclarée entre la Chine et l'Occident. Le réseau social en question est le chinois TikTok qui serait utilisé par Pékin à des fins d'espionnage. Si la commission a interdit son utilisation à ses fonctionnaires, il n'est censuré nulle part pour le moment et plusieurs pays sont opposés à cette censure, dont l'Allemagne. Il n'y a qu'un Etat américain (Montana) qui a annoncé sa censure, dès janvier 2024, mais il est plus que probable que la décision ne soit pas suivie d'effet. Plusieurs recours judiciaires ont déjà été déposés pour contrer la décision du gouverneur du Montana. En clair, il y a bel et bien débat sur la censure d'un réseau social, mais celle-ci n'a rien à voir avec le contenu des réseaux sociaux. Kaïs Saïed est en train de décontextualiser une vraie information dans l'objectif de produire des éléments de langage justifiant une éventuelle future censure d'un réseau social en Tunisie.
En Tunisie, le réseau social le plus répandu et celui qui pose le plus de problèmes, en matière d'intox, de menaces et d'injures est sans conteste Facebook. Il est fréquenté par 7,62 millions d'utilisateurs tunisiens, contre 300.000 sur Twitter, d'après les chiffres officiels des plateformes. Instagram est utilisé par trois millions de Tunisiens, Linkedin par 1,69 million et Tiktok par 1,2 million. Autre chiffre, donné par l'institut tunisien Emrhod consulting, les Tunisiens consacrent 82 heures par mois à Facebook, 66 heures à Instagram et 57 heures à TikTok. En parlant de censure à son ministre, le président ne semble donc pas viser un réseau social autre que Facebook. Techniquement, peut-il censurer Facebook en Tunisie ? La réponse est positive, Facebook est déjà censuré dans certains pays, tous dictatoriaux ou autocrates, à l'instar de la Chine, la Russie, la Corée du Nord, l'Iran, la Birmanie et le Turkménistan. Il est même arrivé que Facebook soit censuré, ponctuellement, avant la révolution de 2011. Il n'y avait pas que Facebook d'ailleurs, plusieurs sites internet d'opposition étaient censurés et remplacés par le fameux message « erreur 404 » d'où le célèbre sobriquet Ammar 404 qui qualifie la censure en Tunisie. De là à dire que Kaïs Saïed entend remettre à l'ordre du jour la censure en Tunisie, il n'y a qu'un pas que nous n'hésitons pas à franchir au vu de la politique entreprise jusque-là par le chef de l'Etat. Outre le décret 54 sur la base duquel il poursuit les journalistes et les blogueurs, Kaïs Saïed a fait jeter en prison la majorité de ses adversaires politiques les condamnant ainsi au silence. Il ne semble plus supporter d'être contredit, injurié ou diffamé.
Pourquoi maintenant ? Qu'est-ce qui a changé ? Les médias et les journalistes, vu la nature de leur profession, ont un discours policé sans injures ni outrages. Ce qui est loin d'être le cas des réseaux sociaux. Ils ne posaient aucun problème pour le président quand les attaques et les injures ciblaient ses adversaires politiques. À aucun moment, on n'a entendu parler d'arrestation d'un aficionado du président attaquant un média ou un opposant hostile au régime putschiste. Or, depuis quelques mois, le chef de l'Etat et son gouvernement sont devenus la cible des moqueries et des injures sur les réseaux sociaux et, particulièrement, Facebook. La page de la présidence de la République ne fait pas l'exception et on lit, quotidiennement, des attaques en bonne et due forme contre le président. Des attaques rapidement censurées et leurs auteurs bannis de la page. Signalons, au passage, que la page est fortement fréquentée par de faux comptes, notamment asiatiques, qui affirment soutenir le président, comme Business News l'a relevé en décembre dernier. Autre point, le président de la République a limogé en mars dernier son attaché chargé de la communication digitale, Ihsen Sbabti, sans nommer de remplaçant à ce jour. Constatant la croissance des commentaires hostiles, les limites du décret 54 liberticide, que les réseaux sociaux sont beaucoup plus nuisibles que les médias, Kaïs Saïed entend visiblement passer à la vitesse supérieure en procédant à la censure pure et simple de Facebook. Une idée déjà évoquée par l'ancien gouverneur de Sfax, Fakher Fakhfakh, à l'époque proche du président de la République avant d'être déchu. Cette déclaration avait provoqué un tollé chez les Tunisiens. C'est la conclusion que l'on peut tirer de la rencontre avec Nizar Ben Neji et le contenu de son communiqué de 23h10 dans lequel il utilise les éléments de langage adéquats avant la mise en place d'un tel nouveau projet.