Le mouvement tant attendu dans le corps des magistrats est tombé. Deux décrets présidentiels ont été publiés au Journal officiel de la République tunisienne entre le 25 et le 30 août 2023. Le premier portait sur le mouvement dans le corps de la justice financière, le second sur un mouvement partiel dans le corps des magistrats de la justice judiciaire. Ce dernier a sapé les espoirs des plus optimistes. Les 57 juges révoqués en juin 2021 par le président de la République Kaïs Saïed ne faisaient pas partie de la liste, sans parler du fait que le mouvement s'apparente plus à une sanction, pour certains juges, qu'une simple mutation ou promotion. Kaïs Saïed a choisi, encore une fois, de tirer sur le pianiste. En dépit d'un jugement du Tribunal administratif en faveur de 49 des 57 juges révoqués, le président de la République a décidé de fermer les yeux sur les droits les plus élémentaires des magistrats tunisiens, sous prétexte d'une réforme de la justice dont le premier axe est justement le mouvement annuel. Un mouvement qui, dans les Etats qui se respectent et respectent leurs institutions, vise à renforcer la justice et promouvoir le rôle de la magistrature au sein de la société. Le mouvement dans le corps des magistrats a entre autres objectifs de rapprocher la justice des justiciables avec une allocation optimale des ressources humaines et de l'autre la promotion des plus méritants pour ainsi rompre avec la tradition des juges indéboulonnables.
Pour le président de la République, la question est toute autre. Alors qu'il assure rendre service à la nation en menant une soi-disant guerre multi-fronts contre la corruption, il ne fait que reproduire des pratiques que nous pensions disparues avec l'ancien président de la République, Zine El Abidine Ben Ali. Après avoir démantelé le Conseil supérieur de la magistrature – un conseil élu dont l'une des missions est justement d'opérer le mouvement dans le corps des magistrats – le voici s'approprier cette prérogative, bien qu'il ait désigné un conseil provisoire supposé remplacer le CSM pour ainsi séparer le bon grain de l'ivraie.
Pire, l'instrumentalisation de la justice que crient les opposants de Kaïs Saïed, y est plus que manifeste. Le mouvement annuel a servi de guillotine pour les opposants du président de la République. Le locataire de Carthage a, en plus d'avoir pris près d'un an pour publier le mouvement dans le corps des magistrats, s'en est servi comme coup de semonce dans l'optique de faire taire les voix critiques. Le cas Raoudha Karafi en est, d'ailleurs, la preuve. La juge et présidente honoraire de l'Association des magistrats tunisiens (AMT) a non seulement été mutée à seulement quelques années de la retraite, mais en plus, rétrogradée. Anciennement présidente de chambre à la Cour de cassation ; la juridiction la plus élevée de l'ordre judiciaire tunisien, Mme Karafi a été nommée au poste de présidente de chambre pénale de la Cour d'appel de Béja.
D'autres juges ont subi le même sort. Nous citerons à titre d'exemple, la juge Imen Abidi anciennement conseillère près la Cour d'appel de Tunis a été mutée à la Cour d'appel de Siliana. Sa confrère Neila Triki, anciennement vice-présidente auprès du premier président de la Cour d'appel de Tunis, a été mutée en tant que présidente de la chambre pénale de la Cour d'appel de Bizerte. De même pour Afif Jaïdi, muté de conseiller à la Cour de cassation à conseiller de la chambre pénale de la Cour d'appel de Siliana.
Un air de déjà vu ? En effet ! « L'histoire se répète », comme disait Raoudha Karafi. Le mouvement dans le corps des magistrats réveille d'anciens démons et consacre le putsch constitutionnel de Kaïs Saïed. Entre révocations et mutations punitives contre des magistrats qui clament une indépendance de décision, la réforme de la justice tunisienne n'est pas près de se réaliser. Et si les magistrats comptent adopter le silence, nous pouvons faire une croix dessus. Les réactions et les contestations se font, pour le moment rares, face à la décision de Kaïs Saïed. Les organisations professionnelles des juges et magistrats gardent, elles, le silence. Exception faite de Mourad Messaoudi, président de l'association des jeunes magistrats.