Pour financer leurs partis et leur train de vie, les hommes politiques de la période 2011-2019 ont pratiqué, pendant ces années, un des plus vieux sports au monde, celui du racket. Alternant la carotte et le bâton, ils ont poussé les hommes d'affaires tunisiens, les plus en vue, à étaler des chèques de dizaines et centaines de milliers de dinars. Pour ce qui est du bâton, le deal était simple, soit tu paies, soit tu passes par la case prison. Pour justifier la prison, rien de plus simple, les hommes politiques de l'époque s'appuyaient sur le rapport très, très approximatif de Abdelfattah Amor. Pourquoi approximatif ? Parce que le rapport était totalement à charge contre l'ensemble des hommes d'affaires qui se sont enrichis sous l'ère Ben Ali. Il n'a laissé aucune place à la présomption d'innocence ni au doute. Il a laissé très peu de place à la défense dont les propos étaient bien inaudibles à cette époque. Il a mélangé les torchons et les serviettes. Il a présenté des chiffres fantasmagoriques. Dans n'importe quel pays où le droit était respecté, le rapport était à jeter à la poubelle. Au mieux, il pouvait constituer une base pour commencer une investigation pour chacun de ces hommes d'affaires, séparément. Bref, face à la prison dont les portes étaient grandes ouvertes à cette époque, les hommes d'affaires qui avaient des choses à se reprocher étaient prêts pour le racket et ils se sont laissés racketter avec succès puisqu'ils ont échappé à la prison. Ceux qui ont refusé le racket se sont trouvés derrière les barreaux, à l'instar de Djilani Daboussi, Sami El Fehri ou Khaled Kobbi. Pour ce qui est de la carotte, le deal était encore plus simple. Tu allonges un chèque et je te refile un ou des marchés. Si tu allonges un gros chèque, non seulement je te refile un marché, mais je te mets en tête de liste pour les législatives pour devenir député. Ici aussi, le marché entre politiques-prédateurs et proies-opportunistes était un vrai succès. Pendant une certaine période, il y avait plus d'hommes d'affaires au parlement qu'au siège de l'Utica. Tout ça, c'était avant. Depuis « tashih el massar » (correction de la trajectoire, titre pompeux qualifiant le putsch du 25 juillet 2021), les hommes politiques ne peuvent plus marchander avec les hommes d'affaires. Fini le racket ! Notre président est intègre, honnête et juste. Il ne fait pas de racket, il veut la justice. Mieux encore, il traque les corrompus là où ils sont pour récupérer l'argent du peuple spolié. Pour atteindre son objectif, le président de la République a créé en mars 2022 une commission spéciale chargée de récupérer l'argent spolié. Elle a pour mission de proposer aux hommes d'affaires corrompus d'échapper à la case prison s'ils acceptent de rendre l'argent spolié ou s'ils investissent dans les régions défavorisées. L'idée (du président) est que les plus corrompus investissent dans les régions les plus défavorisées et que les moins corrompus investissent dans les régions les moins défavorisées. Si le projet est mené à terme, on aura des noms de bourgades portant des noms de famille de corrompus. Il suffit qu'il y ait un corrompu dans la famille pour que toute la famille soit désignée du doigt durant des décennies. Ça ne ressemble pas à du racket ? Mais non, voyons ! Le président est intègre et juste ! Il est le Robin des bois des temps modernes. Il enlève aux corrompus pour donner aux pauvres. La commission en question a commencé son travail en novembre 2022 et avait six mois renouvelables une fois. Au bout de ces six mois, elle n'a rien ramené. Pas un dinar, pas un kopeck. Trois de ses membres, dont le président, ont été limogés. Il leur fallait un deuxième et dernier délai. Délai accordé. Au bout de trois mois, des deuxièmes six mois, la commission n'a toujours rien ramené. Pas un dinar, pas un kopeck ! Maintenant, le temps presse, on est à deux mois des deuxièmes six mois. Conscient de la situation, le président de la République est allé rendre visite (pour la quatrième ou cinquième fois) aux membres de la commission. C'était vendredi dernier. « Il n'y a pas de discussion possible, ils doivent signer les chèques ! », a clamé le président qui rejette catégoriquement les questions liées aux procédures (chronophages à ses yeux), les expertises et les contre-expertises (douteuses à ses yeux). Et la présomption d'innocence ? Pour le président, il n'y a aucun doute possible sur la culpabilité des hommes d'affaires désignés dans le rapport de Abdelfattah Amor. Et comment fixer les montants dus, comment savoir si ces montant sont inférieurs ou supérieurs à ce qui a été réellement dérobé. « La commission évaluera à sa manière », répond le président. Ça ne ressemble pas un peu à du racket ? Mais non, voyons ! Le président est intègre et juste ! Il est le Robin des bois des temps modernes. Il enlève aux corrompus pour donner aux pauvres. Grâce au président et sa clairvoyance, à ne plus démontrer d'ailleurs, les pauvres vont avoir de l'argent bientôt. Certes, la commission de réconciliation n'a rien ramené en dix mois de travail, mais il est fort à parier qu'elle va collecter les 13,5 milliards de dinars dans les deux mois qui lui restent. Le président l'a dit et le président sait de quoi il parle ! Pendant que la commission de réconciliation travaille d'arrache-pied, sous l'œil vigilant du président, la vie continue. Un des plus gros investisseurs du pays a été arrêté la semaine dernière. Pourquoi ? Une affaire d'argent. Un autre, tout aussi gros, a été interdit de voyage. Pour la énième fois. Pourquoi ? Une affaire d'argent. Un autre qui se trouve déjà en prison (pour une affaire d'argent) s'est vu, la semaine dernière, accusé de l'assassinat d'une femme. Ce même homme d'affaires a fait l'objet d'une tentative de racket (enregistrée) il y a quelques mois. Le meurtrier a pourtant été arrêté, il a avoué son crime, il a participé à la reconstitution des faits devant les autorités judiciaires et a déclaré qu'il n'avait aucun complice. C'était juste un braquage qui a mal tourné, conduisant l'assassin à violer puis tuer sa victime. Peu importe ce qu'il dit, peu importent les preuves, l'homme d'affaires est mis en examen ! A lire également Comité de défense de Ben Gharbia : aucune information officielle à propos des accusations du meurtre de Rahma Lahmara Quel est le rapport entre ces trois hommes d'affaires, les délais de la commission de réconciliation et la visite présidentielle ? Aucun ! Juste des coïncidences de calendrier. Vous y croyez, vous, aux coïncidences de calendrier en politique ? Mais bien sûr, voyons ! Le président est intègre et juste ! Il est le Robin des bois des temps modernes. Il enlève aux corrompus pour donner aux pauvres. Ce qui se passe avec cette commission et ces hommes d'affaires n'a-t-il pas une incidence négative sur le climat de l'investissement dans le pays et sa croissance ? Mais non voyons ! Le président sait ce qu'il fait ! Et, de toute façon, on n'a pas besoin de ces hommes d'affaires du vieux modèle économique libéral et capitaliste, le pays a besoin d'idées neuves. Des idées neuves comme l'utilisation de l'intelligence artificielle dans son business ? Mais non voyons ! Le président ne croit pas du tout à cette déshumanisation réelle et a déjà apporté la solution avec les sociétés communautaires. Elles vont, sans aucun doute (mais vraiment aucun) révolutionner le système économique tunisien, voire mondial ! Ces entreprises foisonnent d'idées neuves et sont bien inscrites dans la mouvance de la politique présidentielle. Rien que la semaine dernière, le représentant de l'une d'elle a donné une interview pour parler de son magnifique projet de mettre du sable dans des sachets. D'autres ont lancé des fermes communautaires sur des terrains appartenant à l'Etat. Des terrains appartenant au peuple qui ont été octroyés de gré à gré, sans aucun respect des procédures. Le serpent qui se mord la queue ? Mais non, voyons, le président est intègre et juste vous dis-je ! A lire également Enquête sur les sociétés communautaires : entre mythe et réalité !