Très tôt à l'aube du mercredi 27 mars 2024, après de longues heures de délibérations, la cinquième chambre près le tribunal de première instance de Tunis chargée des affaires de terrorisme a rendu son verdict dans l'affaire de l'assassinat du leader politique de gauche Chokri Belaïd, survenu le 6 février 2013. Quatre prévenus ont été condamnés à mort, deux à perpétuité, douze autres à des peines allant de deux à cent vingt ans d'emprisonnement alors que cinq prévenus ont bénéficié d'un non-lieu. Malgré la lourdeur des peines, un sentiment diffus a dominé les esprits aussi bien parmi les proches du martyr qu'au sein de l'opinion publique : le verdict a condamné des accusés, mais n'a pas rendu justice. Il ne nous a pas rapproché de la vérité sur l'assassinat de Chokri Belaïd ; une vérité qui nous fuit depuis onze ans parce qu'elle s'est égarée dans les méandres d'une justice phagocytée par les entourloupes politiciennes.
La vérité a été donc le grand perdant de ce procès tant attendu, à côté bien entendu du comité de défense des martyrs. En revanche, le mouvement islamiste Ennahdha a été le grand gagnant de ce procès et n'a pas manqué de le dire dans un communiqué, estimant que ce verdict le blanchit totalement des soupçons qui pesaient sur son implication dans cet assassinat. L'autre grand bénéficiaire de ce verdict est bien entendu le juge Béchir Akremi. Il se trouve depuis plusieurs mois en prison. Il est accusé d'avoir manipulé le dossier de l'assassinat de Chokri Belaïd et d'orienter l'instruction. Seulement, ses travaux d'investigation dans cette affaire et son rapport d'instruction ont été largement retenus par le tribunal et ont constitué le socle de ce procès. C'est pourquoi la conférence de presse organisée par le comité de défense des martyrs est très attendue. Elle aura pour lourde tâche de dissiper les doutes et d'apporter des réponses aux questions qui sont restées en suspens après l'annonce du verdict à l'aube de mercredi dernier. Cela ne touche en rien tout le respect et le soutien que portent les démocrates de ce pays aux membres du comité de défense des martyrs pour leur courage, leur abnégation et leur acharnement à mener leur dossier à bon port. Mais des questions persistent concernant leur attitude au cours du procès.
La première question concerne les raisons de leur acceptation de l'absence des médias et par conséquent, l'absence d'une couverture médiatique de ce procès qui, en définitive, s'est déroulé à huis clos ou presque. Bien entendu, il y a le problème logistique en rapport avec l'exigüité de la salle du procès. Mais pas que cela. Du temps de Bourguiba ou de Ben Ali, deux dirigeants qui ne peuvent être accusés d'être de grands défenseurs des libertés, dans les grands procès politiques ou qui focalisent l'opinion publique, les médias étaient toujours présents et informaient l'opinion en détails, de toutes les péripéties des procès. Au cours du procès sur l'assassinat de Chokri Belaïd, les médias ont été interdits de fait de couvrir le procès. La présence en permanence des caméras de la télévision nationale dans la salle d'audience était plus un leurre qu'autre chose. On dit que les enregistrements du procès seront diffusés ultérieurement sans donner de date précise. Mais les Tunisiens n'ont pas besoin de regarder, dans quelques années, un documentaire sur le procès. Ils avaient besoin, maintenant, de connaitre l'actualité de leur pays. En définitive, les caméras de la télévision nationale n'ont servi qu'à diffuser le point de presse tardif du substitut du procureur, pour annoncer pêle-mêle, le verdict du tribunal. Cela amène à poser la question des procédures. Aucun des membres du comité de défense des martyrs n'a affirmé avoir assisté à la prononciation publique et solennelle du verdict par la présidente du tribunal. La procédure a-t-elle été respectée ? Si oui pourquoi ont-ils été écartés de cette séance solennelle et publique ? Surtout, pourquoi ils n'ont pas réagi à cette exclusion ?
Une dernière question et pas des moindres. Pourquoi le comité de défense a-t-il accepté de fragmenter le dossier de l'assassinat de Chokri Belaïd alors qu'il a toujours revendiqué de réunir tous les éléments en rapport avec les donneurs d'ordre, la préparation matérielle et l'exécution dans un même dossier ? Il semblerait qu'un autre procès (celui du groupe Fethi Damak) s'ouvrira bientôt concernant le groupe impliqué dans la préparation matérielle de l'assassinat. Il serait puéril d'imaginer que les terroristes déjà condamnés acceptent de témoigner contre leurs amis du groupe de la logistique. Ils ont tout perdu et ils n'ont rien à gagner. Certains diront qu'ils témoigneront pour soulager leur conscience. Mais les terroristes en ont-ils déjà ?