Dans les villages d'antan, deux personnages étaient incontournables et primordiaux pour la cohésion, la cohabitation et le vivre ensemble de la communauté. Le fou du village et le sage. Le premier, le fou avait pour rôle de transgresser les tabous, parler au nom de ceux qui ont été réduits au silence sous la pression des codes, des habitudes et des coutumes. Il disait tout haut ce que les autres pensaient tout bas. L'autre personnage, le sage, avait une autorité morale, symbolique, mais efficace. Il est en même temps, une référence au sein de la communauté pour la médiation, la conciliation, la régulation et l'arbitrage. Le sage jouit de l'acceptation spontanée de la majorité des membres de sa communauté grâce à un long parcours sans faille, au service de cette communauté. Sans ces deux personnages, les communautés d'antan auraient mal supporté les codes imposés et les tensions se seraient vite transformées en confrontations, mettant sérieusement en péril la paix sociale. Malheureusement, dans la Tunisie actuelle, les sages sont partis, laissant les fous seuls, vagabonder dans les rues. Il est loin le temps où feu Hassib Ben Ammar passait le plus clair de sa journée à accueillir les représentants des différentes franges de l'opposition et les ailes du pouvoir. Cela permettait, même dans les moments de crises des années 70, 80 et 90, de garder une fenêtre ouverte et de ne jamais rompre les négociations entre le pouvoir et l'opposition. Respecté par tous, il savait trouver le mot juste, désamorcer les situations les plus inextricables. Il avait le don d'adopter une attitude très conciliante tout en s'attachant farouchement aux valeurs de la démocratie, des libertés individuelles et publiques et aux droits humains. Il est très loin aussi le temps où, malgré le caractère autocratique et autoritaire du pouvoir, rares étaient les dignitaires de l'Etat qui osaient refuser une requête de la part du Pr Saâdoun Zmerli, président de la Ligue des droits de l'Homme. C'était un homme discret qui parlait très peu. Mais, ses déclarations créaient l'événement. Les communiqués de la LTDH faisaient l'effet d'une bombe et ébranlaient les sphères les plus hautes du pouvoir. Pareil pour le bâtonnier des avocats qui, à chaque déclaration, chaque communiqué, mettait les instances de l'Etat, surtout les instances policières, dans un état de branle-bas de combat. Aujourd'hui, malheureusement, le président de la République, Kais Saïed ne peut pas assumer ce rôle de sage, de conciliateur, de modérateur et d'arbitre. Des sages, il ne dispose que d'une seule qualité : son intégrité. Pour le reste, le président est un personnage qui est porteur de son propre projet politique ce qui lui donne des soutiens mais aussi beaucoup de détracteurs. Pour le chef des islamistes, c'est encore pire. En effet, Rached Ghannouchi est très contesté au sein de son propre parti Ennahdha. Selon plusieurs sondages d'opinion, il est l'une des personnalités politiques les plus détestées du pays. Son passage à la tête de l'ARP et sa gestion désastreuse des affaires du parlement ne sont pas pour améliorer son image. Seuls le président du bloc parlementaire d'Ennahdha, Noureddine Bhiri et le dirigeant de Qalb Tounes Yadh Elloumi considèrent, pour des raisons d'opportunisme politique évidentes, que Rached Ghannouchi est un combattant et un sage. Quant à Néjib Chebbi, il est discrédité par ses tergiversations anciennes et récentes, ainsi que sa propension à vouloir se trouver, avec ou sans raison, sous les feux de la rampe. Pourtant, il avait les moyens intellectuels et politiques pour assumer ce rôle. Dommage. C'est l'absence de ce profil consensuel, conciliateur, modérateur, qui explique, entre autres raisons, les tensions politiques et sociales exacerbées dans notre pays. Et comme partout, quand les sages disparaissent, on ne voit plus que les fous vagabonder dans les rues. Sauf que chez nous, les fous, une grande partie d'entre eux du moins, sont rassemblés sous la coupole du Bardo.