Le président de la République a pris la décision et elle semble irrévocable, il veut en finir avec les CDD et les contrats de sous-traitance. Un projet de loi est en cours de préparation, sans aucun débat public préalable sur ses conséquences désastreuses. Il l'a dit et répété, Kaïs Saïed ne veut plus des contrats à durée déterminée (CDD) et ceux de sous-traitance. Il a consacré, au moins, trois réunions à ce sujet, mais son gouvernement tarde à appliquer la décision. Pour rappel, la première fois que Kaïs Saïed a évoqué le sujet des CDD et de la sous-traitance, c'était mercredi 14 février 2024. Jeudi 22 février, il a reçu son (ex) ministre des Affaires sociales Malek Zahi et son (nouveau) ministre de l'Emploi et de la Formation professionnelle Lotfi Dhiab pour poser de nouveau le sujet sur la table. Il parlait alors uniquement du secteur public. Dès le lendemain, vendredi 23 février, le gouvernement annonce l'interdiction de la conclusion de tout nouveau contrat de sous-traitance dans le secteur public avec effet le jour même. Trois jours plus tard, une commission multipartite est créée pour évaluer les conséquences économiques, sociales et financières de la fin de la sous-traitance dans le secteur public. Jeudi 29 février, Malek Zahi demande à ses équipes un inventaire urgent du nombre d'entreprises de sous-traitance et du nombre d'employés à l'échelle nationale. Il demande également à ce que l'on multiplie les campagnes contre l'emploi précaire et les conditions de travail indécentes. Près de quatre mois après, on n'a vu aucune campagne et on ne sait rien des résultats de l'inventaire et l'étude demandés. Toujours est-il qu'après le secteur public, le chef de l'Etat a décidé d'élargir sa décision au secteur privé. Mercredi 6 mars, soit moins de quinze jours après l'annonce d'interdiction dans le secteur public, il convoque son chef du gouvernement pour lui demander un projet de loi amendant le code du travail afin de mettre fin aux contrats de sous-traitance et des CDD dans le secteur privé. Plus de trois mois après, Ahmed Hachani n'a toujours rien présenté au chef de l'Etat. Et c'est pour cela qu'il a reçu une piqûre de rappel jeudi dernier. Le président de la République a demandé à ce que l'on accélère le projet de loi pour supprimer totalement les CDD et la sous-traitance.
Si le président de la République insiste tant sur le sujet, c'est parce qu'il considère que ce type de contrats est de « l'esclavage déguisé et de la traite d'êtres humains », selon ses propres termes. Pour lui, chaque travailleur a droit à un horizon clair. Epinglant, comme souvent, les nantis, il s'est interrogé « de quel droit embauche-t-on une personne avec un salaire dérisoire alors que le patron touche plusieurs fois ce salaire ». À entendre le chef de l'Etat, CDD et sous-traitance seraient contraires à la constitution. C'est évident, le président de la République part de bonnes intentions. Il ne veut plus d'emplois précaires et de ces patrons voyous qui enchaînent les CDD et font tout pour éviter un recrutement définitif de leurs salariés. Qu'il y ait de l'emploi précaire et des patrons voyous, cela n'étonne personne, il en a toujours existé partout dans le monde. Mais quel est le pourcentage de ces emplois précaires et de ces patrons voyous ? Sur les centaines de milliers d'entreprises privées, il y en a combien qui ne respectent pas les droits de leurs employés et les exploitent comme des esclaves. Comme toujours, le président de la République s'arme de ses bonnes intentions et de ses idées fixes pour partir à la guerre, sans se baser sur des études qualitatives et quantitatives. À ce jour, il n'existe aucun chiffre ni aucune étude présentés par le gouvernement ou la présidence pour étayer les propos du chef de l'Etat et sa décision. Pas même celle commandée par Malek Zahi le 29 février et qui fut limogé le 25 mai dernier, alors que c'est lui qui dirigeait le dossier et devait préparer le projet de loi. Sans étude sérieuse sur l'emploi précaire en Tunisie et le nombre de CDD et de contrats de sous-traitance, on ne peut assurément pas avancer. Les simples impressions ou idées fixes du chef de l'Etat ne devraient pas, à elles seules, suffire pour réformer le code du travail et supprimer des types de contrats qui existent depuis des décennies et qui ont prouvé leur utilité, aussi bien en Tunisie qu'ailleurs dans le monde. Le plus dangereux est qu'il n'y a pas, non plus, d'étude d'impact sur ce que sera l'emploi et l'entreprise si jamais on supprime les CDD et la sous-traitance.
Kaïs Saïed, enseignant universitaire qu'il est, a toujours été salarié de l'Etat et méconnait totalement le monde économique. Ce qu'il y a à savoir, c'est que c'est le secteur public qui multiplie les CDD à n'en plus finir. Dans le privé, dès lors qu'on trouve un salarié compétent et bosseur, on se presse de lui signer un contrat à durée indéterminée et de lui offrir un plan de carrière clair. Ce n'est pas une règle générale, certes, mais les chefs d'entreprises sensés ne veulent pas de turn-over (remplacement des anciens par des nouveaux) tant c'est chronophage, budgétivore et énergivore. Il a été démontré, et pas qu'en Tunisie, qu'il est moins coûteux de fidéliser ses propres agents que d'en recruter de nouveaux. Par ailleurs, il y a des secteurs qui sont dans l'obligation de souscrire des CDD, autrement leur entreprise déclarerait faillite. C'est le cas notamment dans l'agriculture et l'hôtellerie où il y a des périodes de pleine saison avec un travail plein et des périodes où il y a peu de travail, voire pas du tout. Pourquoi recruter une personne à plein temps, alors qu'on en a besoin qu'à temps partiel ? Pour ce qui est des contrats de sous-traitance, il s'agit ni plus ni moins d'une règle de bonne gestion. Une entreprise n'a pas à recruter un comptable, alors que ses travaux de comptabilité ne sauraient dépasser les deux-trois heures par mois. Elle n'a pas, non plus à recruter des gardiens ou des techniciennes de surface bien éloignés de ses secteurs d'activité et qu'elle ne saurait gérer. Ces éléments factuels connus par 100% des chefs d'entreprise de par le monde sont totalement zappés par le président de la République. Ce dernier s'arrête sur les abus existants et feint de ne pas voir tous les bénéfices générés par les CDD et la sous-traitance. Sans CDD et sans sous-traitance, c'est tout l'écosystème économique qui a va être déstabilisé, car les entreprises seront dans l'incapacité de recruter des gens à plein temps, alors qu'elles n'en ont pas besoin ou qu'elles ne peuvent pas gérer. En tout état de cause, un débat public s'impose et celui-ci n'a pas lieu en Tunisie. Dans un pays normalement constitué, les patronats auraient dénoncé le projet présidentiel et mis en exergue ses dangers. Aussi bien l'Utica que la Conect observent le silence sur le sujet et semblent être démunies du courage nécessaire pour affronter le diktat présidentiel et sa méconnaissance totale du monde des entreprises.