Alors que Kaïs Saïed a totalement cannibalisé la vie politique, les partis observent un étrange silence. Absents de la course, craintifs à l'extrême, la majorité d'entre eux n'a pas présenté de candidat, ni même donné de consignes de vote à J-5 de la présidentielle 2024. Les partis politiques ne font plus de politique. Tel est le triste constat observé en cette présidentielle 2024 après trois ans de gouvernance despotique de Kaïs Saïed. Contrairement aux scrutins de 2014 et de 2019, l'écrasante majorité des partis politiques s'est abstenue de présenter un candidat pour le rendez-vous électoral du 6 octobre. À J-5, et à quelques exceptions, ils n'ont même pas daigné donner de consignes de vote ou publier un communiqué de soutien en faveur d'un candidat. Pour les exceptions, elles se comptent sur les doigts. Trois partis ont présenté des candidats à la présidentielle, à savoir Abdellatif El Mekki du parti « Âmal w Injaz », Zouhaïer Maghzaoui du parti Echâab et Ayachi Zammel du parti Azimoun. Imed Daïmi vice-président du parti Harak s'est présenté en indépendant. Les candidatures de MM. El Mekki et Daïmi ont été rejetées par l'instance électorale et bien qu'ils aient été rétablis dans leurs droits par le tribunal administratif, l'instance s'est quand même entêtée à refuser leur réintégration dans la course. Il ne reste donc que MM. Maghzaoui et Zammel. Malgré leur injuste éjection, MM. Daïmi et El Mekki (ainsi que leurs partis respectifs) n'ont toujours pas déclaré pour qui leurs partisans devraient voter dimanche prochain. Idem pour l'autre candidat injustement écarté, Mondher Zenaïdi. Troisième exception, le parti islamiste radical Al Karama qui a appelé, hier, à voter pour Ayachi Zammel. Sauf que voilà, ses membres brillent par leur incohérence. Son dirigeant et ancien député Abdellatif Aloui a appelé, à travers sa page Facebook, à ne pas voter pour M. Zammel et a rappelé ses anciennes positions hostiles au parti et son dirigeant (actuellement en prison en Algérie pour franchissement illégal des frontières) Seïf Eddine Makhlouf qu'il a qualifié de terroriste par le passé. Plusieurs partisans d'Al Karama sont allés dans le même sens que M. Aloui. Quatrième exception, le désormais micro-parti El Massar qui a appelé au boycott de la présidentielle. Il y a par ailleurs deux autres partis qui ont soutenu un candidat à savoir « Le courant populaire » de Zouheïr Hamdi et « La Tunisie en avant » de Abid Briki qui ont, tous les deux, appelé à voter pour le président sortant Kaïs Saïed.
À part ces exceptions, tous les autres partis observent un silence total et n'ont émis, à ce jour, aucune consigne de vote en faveur d'un candidat. Ils ne disent même pas s'il faut aller voter ou s'il faut, plutôt, boycotter au vu de toutes les basses manœuvres opérées par le régime de Kaïs Saïed sur cette présidentielle. L'heure est en effet à la prudence, pour ne pas dire lâcheté. Les partis politiques semblent avoir peur de l'engagement. Une contextualisation s'impose pour comprendre cet étrange comportement. Les candidats naturels (ou pas) des partis sont actuellement en prison pour des motifs fallacieux et politiques. Il s'agit de Abir Moussi du PDL, Issam Chebbi d'Al Joumhouri, Lotfi Mraïhi de l'UPL et Ghazi Chaouachi qui aurait pu être le candidat de son ancien parti Attayar. Le plus grand parti tunisien, l'islamiste Ennahdha, aurait sans aucun doute présenté un candidat pour la présidentielle, mais la majorité de ses dirigeants et de leurs suppléants ont été incarcérés Cette injustice, qui frappe tous ces partis, aurait dû pousser à davantage de résistance, face au despotisme du régime. Ils seraient les premiers gagnants de voir un candidat réussir par les urnes et succéder à Kaïs Saïed. Sauf que non, ils sont tous muets quant à un quelconque soutien que ce soit en faveur de Ayachi Zammel ou Zouhaïer Maghzaoui, les deux uniques rivaux du président sortant. À J-5, ni Ennahdha, ni le PDL, ni Al Joumhouri, ni Attayar n'ont fait part de leurs consignes de vote. En s'abstenant de donner toute consigne de vote, ces partis brimés envoient un mauvais signal aux autres. Craignant d'être incarcérés à leur tour, les dirigeants encore libres jouent à l'autruche. Comme s'il n'y avait pas d'élection. Fort actifs à la dernière présidentielle, Nidaa Tounes, Tahya Tounes, Afek, Attayar, Qalb Tounes, le Front populaire, Al Badil, Al Amal, Bani Watani, Ettakatol, Machrouû et autres avaient tous des candidats en 2019, mais aucun en 2024. En dépit de l'absence d'un candidat, ils n'ont émis à ce jour aucune consigne. Comme si leurs partis avaient implosé. Où sont partis les Youssef Chahed, Mehdi Jomâa, Mohsen Marzouk, Nabil Karoui, Abdelfattah Mourou, Selma Elloumi, Saïd Aïdi, Hechmi Hamdi, Slim Riahi qui concourraient à la magistrature suprême en 2019 et occupaient incessamment les unes des médias ? Même mutisme observé du côté des candidats indépendants de 2019, à l'instar de Abdelkarim Zbidi, Hamadi Jebali, Néji Jalloul ou Omar Mansour. Tous bruyants en 2019, tous muets en 2024 !
Ce mutisme des politiciens phares de la présidentielle 2019 ne s'explique que par la peur. Dans les faits, ils se sont avérés poltrons. Il y a cinq ans, ils disaient être capables de diriger un pays. Certains osaient même se comparer à Habib Bourguiba. Mais face à un seul despote, ils ont tous pris la poudre d'escampette. On ne leur demande pas de combattre la France, on leur demande juste de combattre la dictature naissante d'un président ! « Parle pour que je te vois ! », disait Socrate. Niet, disent en chœur nos politiciens. L'argument de la peur d'un séjour carcéral pourrait, éventuellement, se comprendre pour ceux qui résident en Tunisie, mais qu'en est-il pour ceux qui sont partis à l'étranger, tels les chefs du gouvernement Youssef Chahed et Mehdi Jomâa ou le « finaliste » de 2019 Nabil Karoui ? Pourquoi cette démission totale de la chose publique tunisienne, eux qui promettaient monts et merveille, à la vie à la mort, à leurs partisans, il y a à peine cinq ans ? Il s'avère qu'eux et leurs partis se trouvent à des années-lumière des partis des autres pays qui, systématiquement, donnent des consignes de vote à leurs partisans lorsque, eux-mêmes, n'ont pas de candidat attitré. Face à cette démission collective des politiciens, les Tunisiens sont livrés à eux-mêmes. La question sur toutes les lèvres, ces derniers jours, est pour qui faut-il voter ou faut-il voter tout court ? C'est clair, les partis politiques et les politiciens ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités. Qu'il s'agisse de ceux qui sont en prison, dehors ou à l'étranger. Idem du côté des instituts de sondage qui rechignent à faire leur travail ou de la majorité des médias transformés, notamment pour les médias publics, en outils de propagande au service du président sortant. La présidentielle 2024 se déroule, indéniablement, sous le signe de la peur, au grand dam des électeurs. La peur n'a cependant pas sauvé les agneaux de l'abattoir. Nos politiciens et nos partis ont préféré le déshonneur à la guerre, ils ont eu le déshonneur et ils auront la guerre.