Mercredi 23 octobre 2019, le président de la République nouvellement élu prête serment devant les députés et jure, la main sur le Coran, de respecter la Constitution. Deux ans après, il parjure. Lundi 21 octobre 2024, le président de la République nouvellement réélu prête serment devant les députés et jure, la main sur le Coran, de respecter la Constitution. Combien pariez-vous qu'il va parjurer cette fois aussi ? Alors que la Constitution ne l'autorise qu'à deux mandats, et uniquement deux mandats, je parie qu'il va se représenter à la présidentielle dans moins de cinq ans. « Qui vole un œuf vole un bœuf », dit le dicton. Qui parjure une fois, parjure plus d'une fois. C'est juste évident.
Le respect de la Constitution, le respect de la loi ou le respect de la parole donnée sont des concepts qui renvoient à une certaine valeur intrinsèque de l'individu. Ils sont tous de la même nature. Des études ont montré qu'une personne qui grille un feu rouge et ne respecte pas le code de la route est plus à même de commettre des crimes ou des délits. Dans leurs entretiens d'embauche, certaines entreprises interrogent les candidats sur leur comportement sur la route. S'ils ont eu, par le passé, des infractions routières, des PV ou des points de permis retirés, ils sont recalés. On estime qu'ils ne peuvent pas occuper de postes de responsabilité, car un candidat qui n'est pas apte à respecter le code de la route, n'est pas apte à respecter les règles et, donc, indigne de la confiance que donne l'entreprise à son salarié. Nos valeurs traditionnelles tunisiennes rappellent que l'homme (avec un h minuscule) est connu par sa parole. Ces valeurs corrèlent carrément la virilité masculine avec la parole donnée.
Dimanche 27 octobre, le ministère de la Justice publie un communiqué indiquant que des enquêtes pénales seront ouvertes contre toute personne « produisant, diffusant ou publiant des images ou des vidéos comportant des contenus portant atteinte aux valeurs morales ». Cette décision a été prise « suite à la prolifération de l'utilisation des réseaux sociaux, en particulier TikTok et Instagram, par certains individus pour diffuser des contenus d'information contraires aux bonnes mœurs, utilisant des propos ou adoptant des comportements inappropriés qui portent atteinte aux valeurs morales et sociales et risquent d'influencer négativement le comportement des jeunes utilisateurs de ces plateformes ». Fin du communiqué. Pourquoi publie-t-on un communiqué un dimanche, jour de repos hebdomadaire ? Quelle est l'urgence ? On ne sait pas. On sait juste que le ministère de la Justice a décidé subitement de veiller sur les valeurs morales et les bonnes mœurs. Quelles sont ces valeurs morales et ces bonnes mœurs ? Y a-t-il un Code ou une Loi qui les définit ? Y a-t-il un quelconque référent ?
Les valeurs morales et les bonnes mœurs diffèrent d'un individu à l'autre. Pour l'un, enfreindre le code de la route, violer la loi, violer la constitution, ne pas respecter sa parole ou parjurer est contraire aux valeurs morales. Pour l'autre, c'est du pareil au même. Pour certaines familles, une fille qui sort les cheveux dénudés est contraire à ses bonnes mœurs. Pour d'autres, des filles qui diffusent des vidéos en bikini font partie de la normalité. Pour certains, ne pas faire sa prière, boire de l'alcool ou fumer (ou l'un des trois) est contraire aux valeurs morales. Pour d'autres, c'est kif-kif. La virginité féminine, pour certains, est une question d'honneur familial. Pour d'autres, les femmes sont libres de disposer de leurs corps comme elles l'entendent. Quelles sont les valeurs et les bonnes mœurs que le ministère de la Justice entend défendre et faire respecter ? À quelles familles appartient-elles ? Sachant que TikTok, tout comme Instagram, interdisent sur leurs plateformes la pornographie et la nudité, à partir de combien de centimètres le ministère tunisien de la Justice va juger que tel décolleté est offensant ? Une photo en bikini sur la plage ou la piscine est offensante ou pas ? Et quid du pantalon taille basse qui montre le début de la raie des fesses ? Ou encore ces leggings ultra moulants laissant deviner le triangle de Venus ? Les tatouages sont autorisés ou offensants ? On peut diffuser du hard rock (musique jugée satanique par certains) ou c'est interdit ? Pour les « live », la jupe doit être au-dessus ou au-dessous des genoux ? On risque des ennuis si l'on publie l'« Origine du monde » de Gustave Courbet ?
Pour moi, et uniquement pour moi, le parjure du président de la République et sa nouvelle prestation de serment sont immoraux et contraires à mes valeurs. Dimanche 6 octobre, le statisticien Hassen Zargouni a diffusé le sondage sortie des urnes sur la chaîne publique nationale. Ceci est illégal et contraire à l'article 172 du code électoral. Partant, ce qu'ont fait Hassen Zargouni et la télévision publique est immoral et contraire à mes valeurs, car le respect de la loi est sacré. Nos prisons sont remplies de personnes injustement détenues parce qu'elles ont osé s'opposer au régime ou dit des choses qui lui ont déplu. Ceci est immoral et contraire à mes valeurs, car la liberté d'expression est sacrée. Les parlementaires ont modifié le code électoral en pleine campagne et ceci est immoral à mes yeux, car on ne change jamais les règles du jeu en plein match. L'instance électorale a empêché les observateurs crédibles de surveiller les élections et ceci est immoral à mes yeux, car l'instance se doit d'être totalement indépendante et, pour le prouver, elle doit autoriser les observateurs à surveiller son travail et à témoigner de son intégrité. Sachant que je fais entièrement partie de ce peuple, le ministère de la Justice entend-il défendre et faire respecter mes valeurs à moi ?
Le fait est que le ministère de la Justice fait du populisme. Il entend défendre et faire respecter des valeurs inconnues des lois tunisiennes. Il fouille dans un registre appartenant à l'imaginaire collectif qui n'établit, sans exactitude aucune, des valeurs dites communes à la société. Plutôt que de travailler au respect des lois par tout le monde, il fait dans le populisme primaire qui fait appel aux instincts primitifs, pour ne pas dire bestiaux, de la populace. Le pouvoir viole allègrement les lois et l'Etat de droit, mais (en toute indécence) proclame qu'il entend défendre les valeurs et les bonnes mœurs. Le communiqué du dimanche du ministère de la Justice ressemble comme deux gouttes d'eau à la charte de la police de la vertu et la prévention du vice des peuples moyenâgeux. Bourguiba doit se retourner dans sa tombe. Sa photo enlevant son fichu à une femme est encore dans les mémoires. Plus de soixante ans après, le pouvoir veut interdire les images dénudées, juste pour plaire à la populace.
La vérité est que le pouvoir n'a pas réussi à inculquer les bonnes valeurs dont il parle dans les écoles. La vérité est que le pouvoir n'a pas réussi à faire remplir les maisons de la culture et les salles de théâtre, de cinéma et de concerts, là où l'on apprend les bonnes valeurs, le bon goût et le sens artistique. On se rappelle encore comme il a annulé les dernières Journées cinématographiques de Carthage, qui sont à mille lieux des images de TikTok et d'Instagram. La vérité est que l'Etat n'a pas joué son rôle d'éducateur (via le ministère de l'Education) et de locomotive culturelle (via ses ministères du Tourisme et de la Culture) et ne sait faire que dans la répression. La vérité est que l'Etat s'attaque à tout ce qui sort du lot et se distingue. Après s'en être pris aux nantis, aux politiques, aux chefs d'entreprise et aux journalistes, il entend s'attaquer à ceux qui se distinguent dans les réseaux sociaux. Que ces gens-là versent dans la laideur et la médiocrité ou dans l'excellence, ils ont le mérite de se distinguer et d'attirer des masses de followers. Ils n'ont obligé personne à acheter un smartphone, à télécharger les applications des réseaux sociaux et à les suivre. Un des arguments présentés par le ministère de la Justice est que ces gens-là ont une influence négative sur les jeunes ! On marche sur la tête ! Au lieu de sensibiliser les parents sur les dangers des réseaux sociaux, le pouvoir veut poursuivre ceux qui les alimentent en contenus ! La répression, encore, toujours ! Pour plaire à une certaine populace, offensée ou/et jalouse d'une autre Tunisie différente de la sienne, l'Etat cherche à faire respecter un certain ordre moral et de bonnes mœurs qui n'existent dans aucune loi. Or, il ne peut pas et il n'a pas le droit de faire respecter des choses qui n'existent pas préalablement dans les textes. C'est contraire à l'esprit des lois. C'est contraire aux bonnes mœurs judiciaires. C'est tout simplement immoral !