Vendredi 15 novembre 22h39, la présidence de la République diffuse un communiqué de la rencontre du chef de l'Etat avec ses ministres de l'Intérieur et du Commerce et du secrétaire d'Etat chargé de la Sécurité nationale. On y lit ce qui suit : « La rencontre a abordé les opérations récentes à travers le territoire du pays pour mettre fin à la spéculation, au monopole et la hausse des prix. Ces campagnes doivent viser les réseaux criminels organisés opérant dans l'ombre et qui contrôlent les prix et orchestrent la disparition de certains produits. Le chef de l'Etat a également souligné la nécessité d'inventer de nouvelles approches pour lutter contre ces phénomènes, car les méthodes usuelles ont montré leurs limites. C'est ainsi qu'il a salué la réaction positive de nombreux commerçants de détail. Ces derniers, lorsqu'ils ont été approchés de manière innovante par les agents de contrôle et de sécurité, ont vu leur sens du devoir national ravivé. Nombre d'entre eux ont spontanément réduit leurs prix. Certains, après avoir été sensibilisés de cette manière, ont sorti des marchandises qu'ils avaient cachées et ont abaissé les prix en toute conscience, proclamant haut et fort leur patriotisme avec le slogan "Vive la Tunisie". Lorsque les Tunisiens ont confiance en ceux qui les dirigent, leur comportement change, ils privilégient l'intérêt collectif, et font preuve de solidarité. Avec cette prise de conscience et l'application stricte de la loi, les réseaux de corruption finiront par s'effondrer ». Je ne sais pas pour vous, mais ce communiqué me rappelle mes devoirs d'expression écrite en arabe (إنشاء) à l'école primaire. Sur la forme, il ressemble à tout sauf à un communiqué institutionnel. Il y a beaucofup de littérature (chacun l'appréciera à sa manière), mais ni d'information utile, ni de faits, ni de chiffres concrets, ni d'études d'impact, ni de projections d'avenir, ni de dead line.
À vrai dire, on a déjà l'habitude avec les communiqués tardifs de la présidence. Dans tous les pays du monde, les communiqués présidentiels et gouvernementaux sont publiés pendant les heures de travail, dans les minutes qui suivent l'activité politique. Si un communiqué est diffusé tard le soir ou la nuit, c'est qu'il y a un événement exceptionnel qui mérite une publication exceptionnelle. Sur le fond, le communiqué de vendredi ne diffère en rien à ses prédécesseurs publiés sur le même sujet depuis des années. C'est la énième fois que le président de la République parle de spéculateurs, de monopole, de guerre de libération nationale, de réseaux criminels et de la nécessité d'inventer de nouvelles approches pour lutter contre ces phénomènes.
Cette redondance agaçante démontre mathématiquement que la tête de l'exécutif est en train de tourner en rond depuis plus de trois ans et son accaparation totale de tous les pouvoirs. Kaïs Saïed dit et redit la même chose. Il insiste à voir des spéculateurs et des réseaux criminels partout pour expliquer la multiplication des pénuries et l'inflation galopante. Il voit le mal partout sauf en sa politique. Il veut inventer de nouvelles approches, mais il ne dit pas lesquelles. Il juge que les approches usuelles ont montré leurs limites, mais il refuse de voir que ces approches anciennes sont pratiquées partout dans le monde et qu'il n'y avait pas de pénuries, ni d'inflation à deux chiffres, quand elles étaient pratiquées. La vérité est que Kaïs Saïed est dans un déni économique. Il refuse de comprendre comment l'économie fonctionne. Il n'admet pas qu'il y ait toute une chaîne allant de l'agriculteur au consommateur et que l'on ne peut pas éviter cette chaîne. Dans cette chaîne, il y a les transporteurs, les grossistes, les magasins de stockage, les détaillants, etc. Il y a des coûts incontournables et incompressibles à chaque maillon de cette chaîne. Et chaque maillon subit, à son niveau, l'inflation des prix. Le transporteur doit subir les prix des véhicules qui ont flambé. Le magasin de stockage doit subir le coût de l'énergie. Tous doivent subir le coût des ressources humaines en augmentation chaque année avec la hausse des salaires. Inévitablement, tout cela est payé à la fin par le seul et unique consommateur, d'où l'inflation à deux chiffres de plusieurs produits alimentaires.
En accusant des spéculateurs anonymes et des bandes criminelles inconnues d'être derrière les pénuries et l'inflation, Kaïs Saïed fait du populisme à deux balles. Et il a raison de le faire. Les masses populaires (qui ignorent ou font mine d'oublier l'existence de la chaîne) applaudissent à deux mains et préfèrent la théorie du complot au raisonnement logique. Ils préfèrent croire en l'existence de méchants voleurs qui les saignent plutôt que de réfléchir trente secondes et comprendre, qu'il y a des grossistes et des transporteurs qui leur assuraient, de tous temps, la disponibilité de leurs produits frais au moindre coût. Les masses populaires n'aiment pas réfléchir et détestent la logique. Il leur est plus confortable de croire au conspirationnisme. La vérité est que les pénuries répétitives sont la conséquence logique des multiples attaques de la tête de l'exécutif contre les différents maillons de la chaîne de distribution. La vérité est qu'en accusant les intermédiaires d'être des spéculateurs appartenant à des bandes criminelles, Kaïs Saïed a poussé ces intermédiaires à changer de métier ou de produits à stocker ou à distribuer. Il a également poussé les gros magasins de stockage à ne plus constituer de stocks pour réguler le marché. Si les pommes de terre et les tomates (pour ne citer que ces deux exemples) étaient, tout le temps, disponibles dans nos marchés, c'est parce que ces intermédiaires et ces magasins de stockage régulaient les stocks de telle sorte que tout le monde trouve son compte. Il s'agit là du fonctionnement ordinaire et universel du marché. Comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, Kaïs Saïed a dérégulé tout le marché en accusant les intermédiaires d'être des spéculateurs et des voleurs et en leur collant de multiples procès infâmants à dos.
Ce qui est arrivé avec les tomates et les pommes de terre arrive aussi dans plusieurs autres secteurs, allant de l'huile d'olive aux médicaments en passant par la distribution et le commerce du détail. En jetant en prison plusieurs capitaines d'industrie, le pouvoir de Kaïs Saïed dérègle le fonctionnement normal des marchés. Dernier exemple en date, les producteurs d'huile d'olive qui s'arrachent les cheveux après l'arrestation de Abdelaziz Makhloufi, premier exportateur en Tunisie. C'est grâce à M. Makhloufi que des centaines de producteurs exportent leurs productions et obtiennent les meilleurs prix. Aujourd'hui qu'il est en prison, ils ne savent plus à quel saint vont-ils se vouer. Ils vendront leur huile à bas coût, pour le plus grand bonheur du consommateur, mais c'est une vision très court-termiste. En écoulant leurs marchandises sur le marché local, plutôt que de l'exporter, les producteurs d'huile d'olive priveront le pays de précieuses devises dont il a besoin et ne rentreront plus dans leurs frais. La conséquence directe est qu'ils risquent de changer d'activité. Autre vérité que Kaïs Saïed ne veut pas voir, ainsi que ses masses d'aficionados, l'Etat est en train de siphonner les liquidités bancaires, ce qui prive les producteurs et les intermédiaires de l'argent nécessaire pour effectuer leur travail.
Le chef de l'Etat et ses masses d'applaudisseurs peuvent, bien entendu, continuer à croire qu'il y a des antichambres, des lobbys, des spéculateurs, des bandes criminelles et de méchants loups-garous qui cachent les produits alimentaires, augmentent les prix et volent l'argent des Tunisiens pour leur empoisonner l'existence et s'enrichir sur leur dos, mais la vérité est légèrement plus simple. Kaïs Saïed peut croire qu'il peut inventer de nouvelles approches qui seront utiles pour l'humanité tout entière, mais la vérité est que l'humanité ne l'a pas attendu pour créer ce qu'il y a à créer et qu'elle propose déjà les meilleures approches possibles. Les pénuries actuelles sont la conséquence directe de la politique répressive et aveugle de Kaïs Saïed. Idem pour l'inflation galopante, idem pour le très faible taux de croissance. C'est lui et uniquement lui qui est la cause de la déconfiture de l'économie tunisienne puisque c'est lui qui a pris toutes les commandes depuis un certain 25 juillet 2021 et qu'il tenait à endosser cette responsabilité.