Dans les rayons des grandes surfaces, on ne trouve plus de couscous, de semoule, de farine ou de sucre. Les clients paniquent et sont à l'affut de tout approvisionnement pour acheter, en quantité, ces denrées. Cela ne se passe pas à Kiev ou à Sanaa, mais à Tunis, à Sfax et un peu partout en Tunisie. La raison ? Personne n'a de réponse exacte au vu des informations contradictoires données par l'appareil de l'Etat. Au ministère du Commerce, on dit que l'approvisionnement du marché se fait normalement, mais que l'hystérie du consommateur est derrière la pénurie. « On ne comprend pas pourquoi les gens cherchent à acheter de grosses quantités de produits, il n'y a aucune pénurie, il y a juste des soucis d'approvisionnement. Les rayons sont alimentés normalement le matin, mais les consommateurs viennent les vider dès l'ouverture des portes », répond sans gêne un haut responsable du ministère du Commerce. Du côté de la présidence de la République, c'est la théorie du complot qui prévaut. A écouter Kaïs Saïed, il y aurait des spéculateurs qui stockent les marchandises dans l'objectif de les faire écouler à prix élevé et de déstabiliser l'Etat. A deux reprises, cette semaine, le président de la République a évoqué le sujet après avoir décrété la guerre contre ces spéculateurs et ces monopoleurs. Mardi 8 mars 2022 à 23 heures, depuis le ministère de l'Intérieur, Kaïs Saïed a affirmé qu'il allait s'opposer à ces pratiques. « Le spéculateur ne cherche qu'à affamer et à porter atteinte au peuple ! Il cherche à porter atteinte à la paix sociale ! », a indiqué le président après avoir souligné que ces pénuries n'ont pas été observées durant la révolution ou les années suivantes. « Ceci signifie qu'il s'agit d'un acte humain ! », a-t-il déclaré.
Bien briefé, Taoufik Charfeddine réagit au quart de tour et donne ordre à ses troupes d'attaquer ces spéculateurs et monopoleurs. Comme de coutume quand il s'agit des ordres présidentiels. Le ministre de l'Intérieur oublie qu'il est à la tête de forces républicaines et devient l'exécuteur des desiderata présidentiels. Aussitôt dit, aussitôt fait, les communiqués des 9 et 10 mars du ministère de l'Intérieur sont exclusivement consacrés au sujet de la spéculation. Il n'y a plus de voleurs ou de violeurs dans le pays, il n'y a plus que des spéculateurs. Photos à l'appui, le ministère s'enorgueillit de ses réalisations post-visite du président. Le 9 mars, ce sont huit tonnes de bananes et de pommes de terre qui sont saisies au motif de spéculation et monopole. Le 10 mars, police et garde nationale ont saisi 171 tonnes de semoule, farine, riz et divers produits compensés, 31 tonnes de sucre, 243 tonnes de conserves périmés, 33,95 tonnes (admirez la précision) de fruits et légumes, 5503 litres d'huile végétale, 2380 litres de lait, 643248 œufs (précision époustouflante), 95781 boites (on ne dit pas de quoi, mais c'est un détail), 177 tonnes de grains, 19536 bouteilles d'eau minérale et 227 tonnes de fer de construction. N'est-elle pas formidable notre police républicaine qui réussit ce tour de force de saisir autant de marchandises en si peu de temps ? Vive le président de la République, vive le ministre de l'Intérieur, à bas les spéculateurs qui veulent affamer le pauvre peuple tunisien !
A quoi rime tout cela, où est la vérité, doit-on croire le ministère du Commerce, les commerçants, ou le président de la République et son bras armé le ministre de l'Intérieur ? Mais qu'est-ce qui se passe réellement dans le pays ? Au vu de la grande rapidité d'exécution des ordres du président et toutes ces quantités saisies, deux hypothèses s'imposent. Soit les personnes visées sont de vrais spéculateurs, auquel cas on s'interroge pourquoi les ministres de l'Intérieur et du Commerce n'ont réagi qu'après l'injonction du président et ce après avoir laissé le pays subir les pénuries pendant plusieurs semaines. Soit les personnes visées sont de simples grossistes et, dans ce cas, les communiqués du ministre de l'Intérieur ne sont qu'un piètre film hollywoodien. Dans un cas comme dans l'autre, Taoufik Charfeddine et sa police sont coupables. De complicité dans le premier cas, d'injustice dans le second.
Sur terrain, comme nous avons pu le constater auprès de plusieurs commerçants, on crie à la supercherie. A quoi correspondent les quantités saisies ? « C'est le stockage ordinaire de quelques jours. On ne peut pas inonder le marché avec des produits invendables, nous sommes dans l'obligation de stocker pour la régulation de l'approvisionnement et sa régularité. Il y a des commerçants qui n'achètent qu'en petites quantités faute de trésorerie suffisante et ceux-là viennent s'approvisionner chez nous entre une et deux fois par semaine. On se doit d'avoir tout le temps de la marchandise en stock pour eux », affirme un grossiste. Deuxième point relevé après les « visites » de la police et des brigades du ministère du Commerce, la question des dépôts anarchiques. Il s'agirait, d'après les professionnels, de points de stockage ordinaire. Un grossiste a une patente pour le commerce de gros et il ouvre plusieurs dépôts. Ce que l'administration lui demande, c'est d'avoir une patente pour chaque dépôt, ce qui est impossible ! En clair, le ministère (de l'Intérieur ou du Commerce) exige que chaque adresse de dépôt possède sa propre patente. A défaut, on considère que cette adresse dépôt est un point de stockage anarchique, bien qu'elle ne soit qu'une des filiales du grossiste. « Vous voulez la vérité ? Le ministère de l'Intérieur nous utilise comme de la chair à canon pour faire du chiffre et satisfaire le président de la République. Ils font du cinéma », nous indique un commerçant qui s'interroge chez qui il va s'approvisionner maintenant que son grossiste a été obligé de baisser son rideau.
Les conséquences des rafles de ces dernières 48 heures ne sont pas difficiles à deviner. Ministre de l'Intérieur et ministre du Commerce n'ont pas anticipé cela, puisque leur objectif est de court terme. Les grossistes, qu'ils soient patentés ou pas, ne vont plus prendre le risque de stocker de grosses quantités de marchandises. Ils vont s'approvisionner, dans les usines, en petites quantités, quitte à ne pas satisfaire leurs clients commerçants. La suite est prévisible, ces commerçants ne pourront plus satisfaire le consommateur final et ce dernier va croire qu'il y a pénurie. Il va donc acheter de grandes quantités de produits dès que l'occasion se présente. Il va surtout vider les rayons des supermarchés et cela va se faire au détriment de l'épicier du coin et du grossiste du quartier. Le serpent qui se mord la queue ? On en est là. Les conséquences des rafles des derniers jours ne vont pas mettre un terme à la spéculation et le monopole, comme on l'annonce à la présidence, elles vont causer la multiplication des pénuries et la perturbation de l'approvisionnement régulier du marché, alors que jusque là, tout était réglé comme du papier à musique. « Cela ne s'est pas vu en décembre 2010, ni après la révolution, cela signifie qu'il s'agit d'un acte humain », a dit le président de la République. Oui, il s'agit bien d'un acte humain, le sien.