Il y a quatorze ans, la Tunisie illuminait le monde en renversant 23 ans de dictature sous Ben Ali. Le 14 janvier 2011 devait être le point de départ d'une renaissance : l'avènement d'une démocratie réelle et la promesse d'un avenir meilleur pour tous les Tunisiens. Ce jour, gravé dans la mémoire collective, portait un message universel de liberté, de dignité et de justice sociale. Aujourd'hui, cet espoir semble presque irréel, effacé par une réalité sombre et désillusionnée. Le rêve démocratique a été étouffé, d'abord par une gestion chaotique des institutions issues de la révolution, puis par une concentration de pouvoir inédite depuis le 25 juillet 2021. Ce qui se voulait être une « correction du processus révolutionnaire » a rapidement révélé un retour à l'autoritarisme, aggravant une crise multidimensionnelle - politique, économique et sociale - qui fait vaciller dangereusement la Tunisie.
Ce naufrage tunisien ne se déroule pas en vase clos. Il s'inscrit dans un monde en pleine turbulence, où les fragilités des pays du Sud sont exacerbées. Les Etats-Unis se préparent à un retour de Donald Trump, promettant des politiques unilatérales qui marginalisent davantage les nations fragiles. En Europe, la montée des partis d'extrême droite remet en cause les idéaux mêmes qui avaient inspiré des révolutions comme celle de 2011 : droits humains, solidarité internationale, et liberté individuelle. Pendant ce temps, l'agression russe en Ukraine a redéfini les priorités géopolitiques. Les affrontements entre blocs -Etats-Unis/Union européenne et Russie/Chine- rappellent les logiques de confrontation de la Guerre froide. Dans ce contexte polarisé, les pays du Sud, dont la Tunisie, se retrouvent relégués à des rôles périphériques, souvent simples terrains de bataille pour des rivalités d'influence étrangères. La Tunisie, déjà engluée dans une crise économique aiguë, risque de devenir un état défaillant. Réduite à un marché touristique de bas de gamme, simple destination occasionnelle pour des smicards européens, le pays glisse inexorablement vers une marginalisation inquiétante, bien loin du rayonnement régional ou international qu'avait laissé espérer, un temps, la révolution. La révolution tunisienne de 2011 portait pourtant un message universel : liberté, dignité, et justice sociale. Ce message a été non seulement ignoré, mais trahi. La corruption, qui gangrène toutes les strates de l'Etat, s'est maintenue, voire intensifiée. Les réformes économiques et sociales nécessaires n'ont jamais été entreprises. Le pays sombre entre pénuries et chaos avec pour conséquence un appauvrissement généralisé, un Etat qui survit de dons et de prêts internationaux qui renforcent sa dépendance, et une planche à billets qui alourdit le fardeau de l'avenir et compromet irrémédiablement celui de nos enfants. Et pour couronner le tout, l'autoritarisme renaissant a étouffé l'élan démocratique et marginalisé les voix dissidentes.
Face à cette débâcle, le peuple tunisien endure un quotidien devenu insoutenable : une inflation galopante qui étrangle les familles, un chômage chronique qui écrase l'espoir, et une émigration massive, légale ou clandestine, de sa jeunesse désillusionnée. Poussés par le désespoir, chaque année, des milliers de Tunisiens défient la Méditerranée au péril de leur vie, dans l'espoir d'atteindre les côtes européennes. Pendant ce temps, la Tunisie s'appauvrit davantage, perdant son moteur le plus précieux : sa jeunesse, son capital humain. Ce sont les forces vives du pays qui s'éteignent peu à peu, sacrifiées sur l'autel de l'immobilisme, de l'aveuglement et de l'irresponsabilité. L'échec de la révolution tunisienne ne peut être imputé à une seule partie. Il reflète une responsabilité partagée. D'un côté, la classe politique tunisienne, qu'elle soit issue des anciens régimes ou de la révolution, a échoué à offrir une vision claire et cohérente. Fragmentée par des divisions idéologiques et paralysée par des luttes intestines, elle a laissé le pays s'enliser dans l'immobilisme. La corruption s'est enracinée, les réformes nécessaires n'ont jamais été entreprises et l'appauvrissement s'est généralisé, frappant durement les citoyens. D'un autre côté, les Européens ont joué un rôle ambigu. Au lieu de soutenir activement la transition démocratique, ils ont privilégié une politique transactionnelle, soutenant un régime autoritaire pour freiner les flux migratoires et neutraliser l'influence des islamistes. Ce double langage européen qui dénonce d'un côté l'influence des milliardaires comme Elon Musk ou des régimes étrangers sur leurs propres démocraties, tout en soutenant des dictatures en Afrique du Nord, entache leur crédibilité. Une telle incohérence risque également de se retourner contre eux comme un boomerang. En privilégiant des politiques à court terme et en soutenant un régime autoritaire, les Européens pourraient être confrontés aux conséquences de leur stratégie : des instabilités accrues à leurs frontières, des migrations encore plus incontrôlées et une perte durable de confiance de leurs voisins du Sud. Le 14-Janvier ne peut être réduit à une simple date symbolique : il incarne le rappel que la survie d'un pays repose sur sa capacité à se réinventer. La Tunisie doit choisir entre une marginalisation irréversible et une affirmation comme acteur souverain porteur d'espoir. Pour 2025, deux priorités symboliques s'imposent avec force et clarté. Dans un pays à vocation touristique, le gouvernement tunisien doit mettre fin à l'humiliation que représente la débâcle de Tunisair et instaurer l'Open Sky. Autrefois un fleuron national, la compagnie aérienne est aujourd'hui le symbole d'une gouvernance défaillante et d'un immobilisme destructeur. Il faut s'atteler au sauvetage de cette compagnie, avant qu'elle ne soit blacklistée par l'UE, en ouvrant son capital à des investisseurs étrangers capables de la redresser. Ces derniers apporteraient des fonds indispensables tout en introduisant des réformes structurelles pour en assurer la viabilité. Le choix est simple, mais la peur de réformes courageuses paralyse ceux qui en ont la responsabilité.
Ensuite, la libération des prisonniers d'opinion comme Sonia Dahmani, Saadia Mosbah, Sherifa Riahi est une urgence morale et politique. Incarcérées de manière arbitraire pour avoir dénoncé le sort tragique des migrants subsahariens en Tunisie, leur détention illustre l'usage abusif de la répression pour faire taire les voix dissidentes. Le traitement injuste des prisonniers d'opinion, de mœurs et politiques sans les juger ne fait qu'alimenter la rancœur populaire et ternir davantage l'image d'un Etat en perte de crédibilité. Le 14 janvier 2025 doit marquer une prise de conscience collective et un retour aux fondamentaux bourguibiens qui ont fait la fierté de notre pays depuis l'indépendance tant sur la souveraineté que sur l'émancipation des femmes. La révolution ne peut survivre dans les slogans, mais dans les actes. Comme l'écrivait Aimé Césaire : « Il y a dans tout homme une réserve de pouvoir inépuisable à condition de ne pas désespérer de l'homme. » La Tunisie ne doit pas désespérer de ses citoyens. Si la révolution doit continuer, ce sera par eux, avec eux, et pour eux.
*Fondateur de l'Initiative Méditerranéenne pour le Développement (MDI)