Il faut reconnaître qu'il y a, à ce jour, deux aspects positifs essentiels à propos de la révolution tunisienne : l'écroulement du régime de Ben Ali avec le départ définitif de ce dernier, et le très large consensus sur la démocratie auprès de toutes les couches sociales, des pauvres et des chômeurs jusqu'aux chefs d'entreprise. La mise en œuvre des autres revendications est globalement tributaire de ces deux aspects. Cela dit, ces deux éléments, pourtant acquis majeurs, n'ont pas totalement fait disparaître la crise de confiance et le doute que ressent une bonne partie de la population à propos de la composition ou le rôle du gouvernement provisoire, chargé de faire la transition de la dictature à la démocratie, de rétablir dans l'urgence la sécurité et la situation économique, d'assurer l'indemnisation des familles victimes de la répression et des jeunes en situation de chômage. Sur la composition du gouvernement provisoire, le scepticisme de la population s'explique par le fait que, bien que le régime de Ben Ali soit tombé et que ce dernier soit parti, on continue encore à faire appel à des ministres RCD, qui ont été à un moment ou un autre membres de son gouvernement . Je ne parle pas des ministres RCD en tant que personnes ( les abus et la vertu existent des deux bords, du côté du parti au pouvoir, comme du côté de certains partis de l'opposition), mais en tant que représentants politiques d'un parti, d'un régime ou d'un courant, voire d'une pratique. Pourquoi au surplus des ministres RCD démissionnaires, qui ne représentent plus désormais que leurs propres personnes, et qui ont démissionné pour l'avenir et non pour le passé ? Auquel cas, autant faire appel à des représentants de la société civile, neutres ou partisans, mais certainement plus représentatifs du courant populaire. La logique politique ne me semble pas respectée. C'est vrai qu'il y a urgence et péril en la demeure. L'agitation prévaut, le désordre pointe à l'horizon, le maintien de l'insécurité est à terme fatal pour l'Etat et pour la population et que la débâcle économique risque de faire crouler l'Etat avec elle. Mais il ne faut pas trop craindre cette agitation, elle est saine. Les démocraties naissent du désordre et de l'agitation populaire, comme le montrent les exemples de la Géorgie, de l'Ukraine, de la Yougoslavie en 1999-2000, lorsque les soulèvements populaires, qui ont occupé les rues des semaines durant, ont mis fin à des régimes autoritaires. Le règne de Ben Ali a prouvé que la démocratie peut rarement naître unilatéralement du sommet de l'Etat ou dans l'antichambre des gouvernements. Les démocraties naissent des conflits, qui, s'ils se cristallisent authentiquement, s'ils ressortent au grand jour, conduisent à de sérieux compromis. La mise à l'écart des ministres RCD est tout à fait de nature à résoudre la crise de confiance du peuple à l'égard du gouvernement. Elle peut réduire ou éliminer la contestation populaire, rétablir la sécurité, la confiance économique et la transparence politique. Pour assurer la sécurité et rétablir la paix civile, il faut d'abord inspirer confiance politiquement. Ce n'est hélas pas le cas. Pourquoi on n'a pas pu ou pas voulu écarter les ministres RCD du gouvernement provisoire et des ministères de souveraineté ? Y a-t-il une pression d'un clan influent, de l'armée ou de certains pays étrangers, occidentaux et arabes ? Que l'on n'agite pas l'argument de la continuité de l'Etat. La continuité de l'Etat, je veux bien l'admettre pour le premier ministre M. Ghannouchi, qui est en charge depuis plusieurs années des grands dossiers de l'économie tunisienne, ou de K. Morjane pour la diplomatie, afin de rassurer les Etats étrangers. Mais, dans de telles circonstances, la continuité de l'Etat est assurée par les fonctionnaires de l'Etat, toutes catégories confondues, les ministères, les municipalités, les hôpitaux, les enseignants et les différents corps non politiques de l'Etat. Politiquement, il s'agit beaucoup plus de rupture que de continuité. Pas de continuité de l'Etat surtout pour ce qui concerne le ministère de l'intérieur. Il faudrait justement établir ici une rupture avec le passé au niveau de la sécurité (dérapages des milices et des agents de l'ordre, inféodation directe de ce secteur au président déchu). Et j'en viens au rôle du gouvernement provisoire. Sur le rôle du gouvernement provisoire, c'est vrai que le gouvernement transitoire a donné des gages de sa bonne volonté et des signes manifestes de rupture avec l'autoritarisme du passé : séparation entre les partis et l'Etat, la récupération des biens de l'Etat exploités par le RCD, l'annulation des cellules professionnelles du RCD, la loi d'amnistie générale, la libération des détenus politiques, le rétablissement de la liberté d'expression, d'opinion et de presse, même pour les ennemis de la démocratie. Sans oublier la préparation des élections présidentielles et l'établissement des trois commissions. Ceci est incontestable, contrairement aux esprits qui nient. Mais là aussi, le gouvernement transitoire n'est pas dans la logique politique. Car, il y a une autre fonction qui a été délibérément omise de sa part sous prétexte de parer au plus pressé : celle de préparer une nouvelle constitution. Il y a en effet une révolution. Or, d'ordinaire, la constitution est au cœur des révolutions, en tant que base politique de la société. Cette révolution est une rupture. Elle appelle l'élaboration d'une nouvelle constitution. Le 7 novembre a été un changement au sommet de l'Etat. Il n'a pas nécessité l'adoption d'une nouvelle constitution. Le changement a été le fait d'hommes (militaires et politiques) issus du parti au pouvoir. Le même parti, le PSD, est resté au pouvoir moyennent un changement de nom, devenu RCD. Mais, le 14 janvier a été une révolution à la base de la société, elle vient d'en bas. Cette dernière révolution est plus profonde que le changement du 7 novembre. Elle est irrésistible. Or, cette révolution du 14 janvier a abrogé de fait la constitution de 1959. C'est aussi dans la logique des choses politiques. La logique des révolutions n'est pas d'arriver à une élection présidentielle, aussi transparente soit-elle. Plus important que cela, elle est dans le changement de régime. Notre constitution n'est pas équilibrée, comme on l'a dit, elle est désordonnée, incohérente et confuse. Elle est à la fois présidentielle, présidentialiste et parlementaire. Une clarification est nécessaire à ce sujet. On n'imagine pas une réforme constitutionnelle partielle alors qu'il s'agit de choisir la nature d'un nouveau régime politique. Le gouvernement provisoire doit avoir pour mission de gérer cette difficile phase transitoire, tout en préparant l'élection d'une assemblée constituante, chargée d'élaborer une nouvelle constitution pour le pays. On a vu que l'article 57 n'a plus de sens, il est en outre inapplicable. Actuellement, il faut sortir du cadre de la constitution actuelle. Cette nouvelle constitution, une fois élaborée, sera par la suite soumise au peuple pour approbation par referendum. Elle établira les nouvelles institutions valables pour un nouveau régime politique. Par la suite, l'élection du Président de la République, s'il s'agit d'un régime présidentiel, ou sa désignation par le Parlement, si on opte pour un régime parlementaire, ainsi que l'élection du Parlement se feront sur la base d'une nouvelle constitution conforme aux aspirations profondes des Tunisiens. Voilà ce qui me semble être le processus de ce gouvernement de transition dans le cadre d'une certaine logique politique. Hatem M'rad Professeur de science politique à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis