Un système Ponzi déguisé, jusqu'à 400 millions de dinars envolés, un PDG et un actionnaire-administrateur en fuite… et une autorité de régulation qui regarde ailleurs. La société TSI, pourtant agréée par l'Etat, a monté une escroquerie financière à grande échelle. Pendant ce temps, le Conseil du Marché Financier se retranche derrière des communiqués creux. Enquête sur un scandale étouffé. Depuis plusieurs années, la société tuniso-saoudienne d'investissement (TSI), un intermédiaire agréé en bourse, offrait à ses clients des rendements nettement supérieurs à ceux du marché. Ce que beaucoup prenaient pour une stratégie agressive d'investissement s'est révélé être un mécanisme frauduleux savamment orchestré. C'est l'ONG Alert qui a levé le voile sur ce système, dans un communiqué au vitriol publié le 2 mai 2025. TSI promettait des retours sur investissement élevés via l'émission de billets de trésorerie, sans respecter les garanties bancaires exigées par la réglementation tunisienne. Ces titres, équivalents à des emprunts à court terme, auraient dû être adossés à des garanties solides. En réalité, TSI s'est appuyée sur des promesses, des frais élevés, et des pratiques illégales pour rassurer les investisseurs.
Un schéma de Ponzi maquillé en intermédiation Derrière cette façade réglementée, un mécanisme bien connu a pris forme : une chaîne de Ponzi. Les fonds collectés auprès des nouveaux investisseurs servaient à rembourser les anciens, tandis que les sommes engrangées étaient réinjectées dans des sociétés fictives ou en difficulté, voire dans des entreprises appartenant directement au PDG de TSI, Hafedh Sebaa. Parmi elles, la clinique « El Majd » à Sidi Bouzid, citée explicitement dans l'enquête d'Alert. Le système, fragile par essence, s'est effondré avec la réforme des sanctions sur les chèques sans provision, jusque-là utilisés comme moyen de pression. Et c'est là le tournant. Faute de liquidité, les remboursements sont devenus impossibles. Les investisseurs, pris au piège, ont commencé à réclamer leur argent. Trop tard. Aujourd'hui, les pertes sont estimées entre 250 et 400 millions de dinars, et les chances de recouvrement sont minces, selon Alert. Le PDG Hafedh Sbaa a quitté le pays, ainsi que l'un des actionnaires de référence et administrateur Mohamed Hédi Ben Ayed (qui détient à lui seul 20% du capital) qui serait au Maroc, selon nos informations. Le principal actionnaire, la banque tuniso-saoudienne, est silencieuse. Et les victimes sont livrées à elles-mêmes.
Silence radio côté régulateur, alerte rouge côté ONG Face à l'ampleur du scandale, la réaction du Conseil du Marché Financier (CMF) laisse pantois. Son premier communiqué, publié le 23 avril, évoquait une « inadéquation des fonds propres » et des « soupçons de défaillances de gouvernance ». Pas un mot sur la fraude, les montants en jeu, ou le risque systémique. Un second communiqué, daté du 30 avril, confirmait une saisine du Procureur de la République, mais dans des termes vagues et aseptisés. Pendant que les communiqués du CMF s'enchaînent dans un jargon réglementaire, Alert, elle, parle clair : plan de Ponzi, fraudes massives, faillite de la régulation. L'ONG met en cause directement l'inaction du CMF, qui aurait fermé les yeux sur des pratiques douteuses pendant plusieurs années. Et pourtant, au lieu de répondre aux accusations, le CMF continue de publier des communiqués techniques, comme celui du 22 mai, se bornant à annoncer la nomination d'un administrateur judiciaire, sans jamais nommer les fautifs ni alerter publiquement les petits porteurs sur les risques encourus.
Quand l'éducation financière masque l'omerta Le 12 mai, au plus fort du scandale, alors que les médias commencent à s'en emparer timidement, le CMF publie un autre communiqué. Cette fois-ci, il ne s'agit pas de TSI. Il se félicite d'un partenariat avec la Banque de France dans le domaine de l'éducation financière. Ironie tragique : parler d'éducation financière au moment même où des centaines de citoyens ont été floués dans l'opacité la plus totale, sans la moindre mise en garde publique, relève soit du cynisme, soit de l'autisme bureaucratique. Car l'un des principes fondamentaux de l'éducation financière, c'est la transparence. Or, le CMF, censé incarner la régulation et la prévention, a surtout incarné la rétention d'information.
Un scandale systémique… et une responsabilité institutionnelle L'affaire TSI n'est pas une simple escroquerie boursière. Elle est le symptôme d'un système financier malade, dans lequel la réglementation est contournée, la supervision absente, et les autorités plus soucieuses de leur image que de leurs devoirs. Pendant que le CMF applique la procédure et soigne ses communiqués, ce sont les épargnants qui trinquent. Des familles entières, des retraités, des entrepreneurs, attirés par des promesses illusoires rendues crédibles par le tampon d'un intermédiaire agréé. Le silence du CMF, ses mots creux et ses déclarations convenues ne suffisent plus. Il faudra rendre des comptes. Non seulement sur la faillite de la régulation, mais aussi sur cette stratégie de l'étouffement, qui fait passer la protection des institutions avant celle des citoyens.
Des épargnants pas si innocents Tous les investisseurs floués ne sont pas à mettre dans le même panier. S'il est indéniable que de nombreux épargnants ont tout perdu, notamment ceux entrés en fin de cycle, il en est d'autres qui, pendant des années, ont engrangé des bénéfices extravagants et réguliers, sans jamais poser de questions. Ces rendements, très largement supérieurs aux moyennes du marché, auraient dû éveiller la méfiance. Ils ne l'ont pas fait. Par appât du gain ou par aveuglement volontaire, certains investisseurs ont profité du système tant qu'il tenait, devenant ainsi les bénéficiaires directs de la mécanique Ponzi. Ceux-là ne peuvent être traités comme de simples victimes. Leur silence, leur passivité ou leur cupidité ont contribué à entretenir l'illusion de légitimité qui a attiré d'autres épargnants dans le piège. La justice devra, tôt ou tard, distinguer ceux qui ont été abusés de ceux qui ont abusé le système, même indirectement.
Un scandale qui en rappelle un autre Ce n'est pas la première fois qu'une escroquerie financière à grande échelle explose en Tunisie dans un silence assourdissant. On se souvient de l'affaire Adel Dridi, cet escroc au profil flamboyant qui avait monté une chaîne de Ponzi en vendant des « placements islamiques » à fort rendement. Lui aussi avait profité des failles réglementaires, des complicités passives, et de l'appétit d'épargnants crédules. Il est mort en prison le 6 avril dernier, abandonné de tous, sans que l'Etat ne tire la moindre leçon structurelle de cette faillite retentissante. Avec ce nouveau scandale, l'histoire se répète : des profits mirobolants, un système nourri par la naïveté des uns et la cupidité des autres, et une autorité de contrôle absente… jusqu'à l'effondrement. Mais cette fois, l'ampleur est bien plus grande, et les responsabilités institutionnelles encore plus criantes.
Le scandale de trop dans un pays qui n'apprend pas Avec l'affaire TSI, le système financier tunisien vit un séisme d'une ampleur inédite. Jusqu'à 400 millions de dinars partis en fumée, un PDG en cavale, une institution de régulation qui minimise, édulcore, détourne le regard, et des épargnants qui, pour beaucoup, ont fermé les yeux tant que l'argent coulait à flots. Le Conseil du Marché Financier, loin de jouer son rôle de vigie, a multiplié les communiqués aux accents technocratiques, refusant de nommer les choses, les personnes, ou les responsabilités. Pire : il se félicite de son rôle dans l'éducation financière au moment même où des milliers de Tunisiens découvrent qu'ils ont été victimes — ou complices — d'un système frauduleux. Le précédent Adel Dridi aurait dû servir d'alerte. Il n'a été qu'un épisode de plus dans une série noire que personne ne veut interrompre. Ni l'Etat, qui continue de tolérer les failles du système. Ni les investisseurs, que l'appât du gain rend aveugles. La vérité, c'est qu'en Tunisie, on n'apprend jamais rien des scandales passés. Et à ce rythme, le prochain est déjà en gestation.
Maya Bouallégui
- Alert est une ONG tunisienne réputée pour son sérieux. Présidée par Louaï Chebbi, elle lutte contre l'économie de rente. - Selon la documentation la plus récente du CMF, TSI est détenue à 35% par la famille Ben Ayed, 30% par Stusid Bank (elle-même détenue à 50% par l'Etat tunisien), 15% par Mohamed Saïdane, 5% par Ahmed Charfi et 5% par le PDG Hafedh Sbaa. On ignore les détenteurs des 10% restants.