L'homme d'affaires et milliardaire Samir Jaieb a été condamné hier à deux ans de prison par la cour d'appel de Tunis pour détention de devises et ouverture de comptes bancaires à l'étranger. Des faits parfaitement anodins dans la majorité des pays, mais toujours considérés comme criminels au regard de la législation tunisienne. Kaïs Saïed a beau marteler la nécessité d'une « révolution législative » et d'un changement en profondeur des textes obsolètes, la République continue de condamner ses citoyens sur la base de ces mêmes lois.
Pour la détention de 650 euros et l'ouverture de comptes courants à l'étranger, Samir Jaieb a été condamné à cinq ans et un mois de prison en première instance. Une peine réduite à deux ans en appel hier, mercredi 28 mai 2025, par la 15e chambre de la cour d'appel de Tunis. M. Jaieb est également condamné pour ne pas avoir fourni certains documents et déclarations dans les délais légaux, ainsi que pour avoir ouvert des comptes sans autorisation de la Banque centrale de Tunisie.
L'absurde banalisation du délit Dans la plupart des économies ouvertes, la détention de devises ou l'ouverture d'un compte bancaire à l'étranger ne pose aucun problème juridique, en particulier lorsqu'il s'agit d'un homme d'affaires ayant des investissements internationaux. Mais en Tunisie, même les montants modestes peuvent suffire pour tomber sous le coup de lois rigides et dépassées. Le cas de Samir Jaieb illustre à quel point ces lois freinent l'investissement et placent les opérateurs économiques dans une insécurité juridique permanente.
Des textes contradictoires et dépassés Certaines de ces dispositions sont non seulement archaïques, mais aussi contradictoires. Comme l'explique à Business News le fiscaliste Skander Sallemi, l'ouverture d'un compte à l'étranger ne nécessite pas toujours une autorisation de la Banque centrale, contrairement à ce que prévoit la loi pour les succursales étrangères. Résultat : les justiciables tunisiens naviguent à vue, entre textes flous et interprétations divergentes. Quant à la détention de devises, en particulier lorsqu'il s'agit de petites sommes, le caractère anachronique de la législation ne fait aucun doute.
Kaïs Saïed, entre discours réformateur et réalité judiciaire Le chef de l'Etat a pourtant reconnu la nécessité d'une réforme profonde. Le 20 mai dernier, en recevant la cheffe du gouvernement, il déclarait : « La Tunisie a besoin non seulement d'une nouvelle législation, mais aussi de quelqu'un pour la mettre en œuvre fidèlement, car une révolution législative ne peut être réalisée que par une révolution dans la gestion des équipements publics. » Comment expliquer alors que, malgré ce discours volontariste, des citoyens continuent d'être condamnés sur la base de textes que le président lui-même qualifie d'obsolètes ? Il y a là une dissonance flagrante entre les intentions affichées et la politique judiciaire menée.
En attendant la réforme du code des changes Une révision du code des changes est actuellement en préparation. Ce nouveau cadre devrait être plus moderne et mieux adapté aux réalités économiques actuelles. Mais en attendant son adoption, les jugements continuent de tomber sur la base d'un ancien arsenal juridique, en totale contradiction avec l'époque et les discours présidentiels.
Une affaire plus politique que juridique ? Le dossier Jaieb ne se résume toutefois pas à quelques euros et à des comptes bancaires. Selon son avocat, Me Fakher Gafsi, il existerait une volonté politique de faire de son client un bouc émissaire. Samir Jaieb est visé par d'autres mandats de dépôt dans deux affaires distinctes impliquant de hauts responsables de l'Etat. Ces mandats approchent de leur expiration, et une condamnation semblait nécessaire pour prolonger sa détention.
Une opacité judiciaire révélatrice La première affaire est instruite par le pôle judiciaire financier pour blanchiment d'argent. La seconde, ouverte en octobre 2024, a conduit la chambre d'accusation spécialisée de la cour d'appel de Tunis à émettre un mandat de dépôt pour des faits de blanchiment, corruption et mauvaise gestion dans l'acquisition de biens confisqués. Dans cette affaire, six mandats de dépôt ont été émis, dont deux visent de hauts commis de l'Etat : Hakim Hammami, ex-directeur général de la police judiciaire à El Gorjani, et Makram Jlassi, ancien conseiller de la ministre de la Justice. Trois autres prévenus, dont l'ex-international de football Chokri El Ouaer, sont également poursuivis, sans être placés en détention. Tous sont accusés d'extorsion, de corruption et de malversations financières. Les autorités judiciaires ont par ailleurs interdit aux médias de traiter cette affaire, un silence qui en dit long sur la sensibilité politique du dossier. Cette opacité éclaire d'un jour nouveau la récente condamnation de Samir Jaieb. En plus de sa peine, Samir Jaieb voit ses avoirs gelés : comptes bancaires, actions, biens immobiliers. Un administrateur judiciaire a été désigné pour piloter ses sociétés. Onze entreprises lui appartenant sont aujourd'hui sous contrôle, dans le cadre des poursuites pour blanchiment d'argent et mauvaise gestion. Son avocat dénonce une cabale politique et une opération de diabolisation.
Une success story devenue affaire d'Etat La brutalité du traitement judiciaire infligé à Samir Jaieb ne peut se comprendre sans revenir sur son parcours. Self-made man issu de l'immigration, l'homme a bâti un empire immobilier entre la France, les Etats-Unis et la Tunisie. Promoteur à succès, il a racheté plusieurs établissements hôteliers de prestige, dont l'hôtel El Mechtel et Le Palace Gammarth, autrefois propriété du clan Trabelsi. Son profil d'investisseur ambitieux, capable de naviguer dans des univers complexes et de reprendre des actifs confisqués, avait tout pour déranger dans un environnement où l'ascension rapide attise la méfiance et où l'échec d'une réforme judiciaire nourrit les suspicions de manipulation politique.
L'homme qu'il fallait faire tomber En toile de fond, un contexte délétère où la frontière entre justice et pouvoir devient poreuse. L'affaire Jaieb n'est pas seulement une suite de griefs administratifs. Elle porte en elle les marques d'un conflit plus large entre milieux d'affaires et appareils de l'Etat. Son avocat ne cesse de le marteler : Samir Jaieb a été ciblé. Il fallait le maintenir en prison, coûte que coûte, quitte à exhumer de vieilles lois que Kaïs Saïed lui-même appelle à abolir. Le gel de ses avoirs, la nomination d'un administrateur judiciaire pour ses onze sociétés, l'opacité imposée aux médias et l'implication de hauts cadres de la sécurité et de la justice dans des affaires connexes : tout cela dépasse de loin une simple infraction douanière. En définitive, la peine de deux ans prononcée en appel n'est qu'un maillon d'une mécanique bien huilée. Loin d'être un simple dossier judiciaire, l'affaire Jaieb est devenue un révélateur de la fragilité institutionnelle du pays, de la dissonance entre les discours de réforme et les actes concrets, et du traitement réservé à ceux qui évoluent aux marges du pouvoir sans en faire partie.