Une étude récente de l'IACE dresse un premier bilan de l'application de la nouvelle réglementation sur les chèques. Réduction de leur usage, report des achats, hausse du cash… les effets sont immédiats, et parfois contre-productifs. Le 2 février 2025, la nouvelle loi sur les chèques entrait en vigueur en Tunisie. Présentée comme un tournant juridique visant à responsabiliser les émetteurs et restaurer la confiance dans les instruments de paiement, cette réforme a très rapidement produit des effets, au point de bouleverser certaines pratiques économiques. Une étude réalisée par l'Institut arabe des chefs d'entreprises (IACE) vient en livrer les premières leçons. Basée sur un sondage mené du 12 au 20 mars 2025 auprès de 1.100 utilisateurs réguliers de chèques, cette étude fournit des enseignements clairs. Elle permet notamment de mesurer le recul fulgurant de l'usage du chèque, la montée du cash, et l'ajustement brutal des comportements de consommation. Le tout, dans un climat de méfiance envers les instruments financiers formels.
Un recul massif du chèque en faveur du cash Parmi les principaux enseignements, l'étude révèle une chute vertigineuse de l'usage du chèque dans les transactions. Alors que cet outil occupait une place centrale dans les paiements de montants élevés, il ne représente plus aujourd'hui que 7% des moyens utilisés par les sondés. La tendance est sans appel : l'essentiel des paiements se fait désormais en espèces (47%), suivi des virements bancaires (16%) et des lettres de change (16%). Les cartes bancaires arrivent à peine derrière (14%), tandis que la domiciliation bancaire est quasi inexistante (0,4%).
Ce basculement rapide traduit un double effet pervers : d'une part, le chèque n'est plus perçu comme un instrument fiable ou pratique. D'autre part, le recours massif au cash accentue la désintermédiation bancaire, complique la traçabilité des flux et relève les risques de fraude ou de blanchiment.
Les classes moyennes, grandes perdantes de la réforme L'IACE dresse un constat préoccupant : les premiers à faire les frais de cette réforme sont les classes moyennes, particulièrement celles dont les revenus oscillent entre 1000 et 3000 dinars. Dans cette tranche, 88% des sondés avouent avoir dû renoncer ou reporter un achat depuis février. En cause : l'impossibilité de recourir au chèque pour des paiements échelonnés, notamment dans les secteurs de l'électroménager, du mobilier ou des soins médicaux. Plus précisément, l'étude montre que ce sont ces ménages qui utilisaient le plus le chèque comme moyen de gestion budgétaire. Dans les faits, ce mode de paiement leur permettait de faire face à des dépenses supérieures à leurs liquidités disponibles, en lissant l'effort financier sur deux à trois mois. La suppression de cette possibilité les contraint désormais à recourir soit au paiement immédiat en espèces — ce qui est souvent hors de portée —, soit à renoncer à l'achat. L'effet est donc doublement pénalisant : d'une part, il fragilise leur pouvoir d'achat en restreignant leur capacité de projection, et d'autre part, il accentue leur dépendance à des formes d'endettement informel, plus coûteuses et risquées. L'étude ne recense pas explicitement ces pratiques alternatives, mais le lien est suggéré à travers le basculement massif vers le cash et l'abandon de projets d'achat. Ce sont donc ces classes sociales qui se retrouvent aujourd'hui dans une impasse : exclues du crédit bancaire classique, privées du levier que représentait le chèque, et peu équipées pour passer aux solutions numériques de paiement. Elles deviennent, de fait, les victimes collatérales d'une réforme pensée sans filet de sécurité pour les plus fragiles.
Un report massif de la consommation L'impact de la réforme se traduit aussi par un gel de la consommation. Selon l'étude, 29 % des personnes interrogées ont dû reporter un achat déjà planifié, pour un montant supérieur à 1500 dinars. Ce phénomène concerne principalement les secteurs de l'électroménager, de l'ameublement, des soins médicaux non urgents et de la rénovation domestique. Ces reports ne sont pas seulement liés à un manque de moyens, mais bien à la disparition d'un outil de facilitation des paiements : le chèque, qui permettait d'étaler le règlement sans avoir recours au crédit classique. Parmi les répondants ayant renoncé à un achat, près de la moitié évoquent l'absence de solutions de paiement alternatives accessibles comme principale contrainte. Ce repli de la consommation touche donc d'abord les ménages, mais ses effets se répercutent ensuite sur les commerçants, les distributeurs et toute la chaîne d'approvisionnement. Le ralentissement est d'autant plus préoccupant qu'il affecte des secteurs historiquement soutenus par les paiements fractionnés et le crédit informel, désormais à l'arrêt. L'économie, déjà fragilisée, voit ainsi l'un de ses rares leviers de dynamique interne se gripper.
Un besoin de réassurance bancaire Face à cette rupture brutale, les répondants expriment une forte attente de solutions alternatives. L'étude montre une appétence pour les moyens de paiement modernes : 58% souhaiteraient utiliser des paiements via smartphone, 34% une carte à débit différé. Mais ces solutions restent peu disponibles, mal connues ou jugées peu accessibles.
Le besoin le plus urgent demeure celui de la confiance. La réforme, au lieu de rétablir la crédibilité du chèque, a accru la méfiance généralisée vis-à-vis du système bancaire. L'éducation financière, la transparence des coûts et l'accès aux outils modernes de paiement deviennent cruciaux.
L'appel de l'IACE à une révision des textes Conscient de ces limites, l'IACE recommande une approche plus progressive et inclusive. Il suggère notamment : - Un accompagnement des usagers par des campagnes pédagogiques ; - Une révision de la réglementation sur les moyens de paiement alternatifs ; - Un cadre incitatif pour développer les solutions digitales, adaptées au tissu économique tunisien. L'objectif serait de concilier sécurité, traçabilité, accessibilité et fluidité, sans exclure les acteurs les plus fragiles. Car à vouloir moraliser l'usage du chèque sans alternatives solides, on finit par déstabiliser l'ensemble de la chaîne monétaire.
Une transition mal calibrée En résumé, l'étude de l'IACE montre qu'une mesure pourtant salutaire dans son esprit peut produire des effets contraires si elle est mal calibrée. La baisse spectaculaire de l'usage du chèque n'est pas en soi une victoire. Elle traduit plutôt une perte de confiance dans les outils formels, et un retour vers des pratiques moins sûres, moins traçables et souvent plus inéquitables. Dans un pays où le cash constitue déjà un refuge, renforcer cette tendance revient à creuser le fossé entre l'économie visible et celle de l'informel. Pour réussir sa transition monétaire, la Tunisie devra veiller à construire la confiance avant d'imposer des normes. Faute de quoi, la loi sur les chèques pourrait devenir le symbole d'une bonne idée, mal exécutée.