C'est le nouveau mantra du président de la République, et donc de son gouvernement : le rôle social de l'Etat. Ce dernier doit donc soigner, éduquer, transporter, investir, établir la justice, améliorer les conditions et, évidemment : employer. Quand la dette devient solution miracle Puisque la roue économique est grippée, que les taux de chômage stagnent et que les entreprises privées n'arrivent plus à recruter, la solution est toute trouvée : c'est l'Etat, grâce à nos impôts et surtout grâce aux dettes qu'il contracte, qui va se mettre à recruter à tour de bras. D'ailleurs, Kaïs Saïed a clairement indiqué à sa cheffe du gouvernement et à sa ministre des Finances qu'il souhaitait que les portes du recrutement dans le secteur public soient rouvertes. Récemment, l'Etat a imposé l'interdiction de la sous-traitance et la fin des contrats à durée limitée, hormis quelques exceptions. Pour donner l'exemple et se conformer à sa propre loi, l'Etat va dissoudre Itissalia Services et recruter de manière officielle l'ensemble de ses agents, et les affecter aux structures dans lesquelles ils étaient envoyés, c'est-à-dire d'autres structures étatiques. Autrement dit, il s'agit du recrutement massif de centaines de personnes. Le président de la République avait également ordonné le recrutement de milliers d'enseignants suppléants. La légitimité des revendications de ces derniers et la justesse de leur combat pour une certaine dignité n'empêchent pas que des milliers de recrutements ont un coût, qui n'était pas budgétisé en amont.
Des slogans plein les poches, des caisses vides La fièvre populiste n'épargne évidemment pas le Parlement, et certains élus veulent se mettre au diapason de la politique sociale du président de la République. Ainsi, il y a une proposition de loi en passe d'être discutée, qui vise le recrutement, par l'Etat évidemment, des diplômés restés longtemps au chômage. Tous ces recrutements sont justifiés par des slogans et des discours creux autour de la dignité, de la justice, de l'équité et autres valeurs. Certes, ces valeurs sont importantes, mais il se trouve qu'elles ne sont pas convertibles auprès des banques ni auprès des commerçants. Au final, il faudra payer ces gens depuis les caisses de l'Etat, qui sont loin d'être dans une situation confortable. Tous mettent en avant la dignité et la fin de « l'esclavagisme », mais personne ne nous dit comment tout cela sera financé. Mais comme nous ne sommes pas devant des flèches en économie et en finances, parions que l'Etat va continuer à assécher le marché intérieur par l'emprunt et puis, pourquoi pas, au nom de l'unité de l'Etat, toquera-t-il encore à la porte de la Banque centrale de Tunisie, devenue une simple chambre d'enregistrement.
Le talon d'Achille du système social Mais restons dans le social, puisque c'est la lubie du moment. Il est incontestable que des manquements sont à déplorer dans ce champ depuis des décennies. Il est clair que nous avons besoin de plus de recrutements, de plus de fonds à consacrer à l'éducation, à la santé, aux prestations sociales, à l'infrastructure de base et autres. C'est là une partie du combat que sont en train de mener les jeunes médecins en Tunisie sous la houlette de leur organisation. Dans le dernier développement de la crise entre gouvernement et jeunes médecins, ces derniers ont décrété une grève de cinq jours à partir du 12 juin. Quand on sait que ce sont ces jeunes médecins qui portent les hôpitaux tunisiens à bout de bras, on peut entrevoir les conséquences d'une telle grève. Les jeunes médecins réclament une amélioration des conditions matérielles par l'augmentation des primes de résidence et de stage, jugées largement insuffisantes. Ils veulent également régulariser les arriérés liés aux gardes hospitalières et en revoir les montants à la hausse. Les jeunes médecins l'ont dit avant que ça ne devienne un élément de langage officiel : ils sont victimes d'une forme d'esclavagisme. Et pourtant, malgré la légitimité des revendications, le soutien de tous les corps médicaux et l'intérêt social évident, le ministère de la Santé continue à faire la sourde oreille. Hormis l'expression de la compréhension et éventuellement d'un soutien moral, il n'y a rien qui ait été décidé en faveur des jeunes médecins, malgré les discours grandiloquents autour du rôle social de l'Etat, de l'égalité d'accès aux soins et autres slogans. Ce sera difficile de faire tourner cela sans jeunes médecins, sans ceux qui plongent les bras tous les jours dans le cambouis de la santé publique. Le social serait-il à géométrie variable ? Ou recruter des gardiens et des jardiniers est-il plus urgent que faire en sorte que les hôpitaux fonctionnent ?
Le rôle social à géométrie variable Les jeunes médecins, et même les plus vieux, souhaitent travailler dans des conditions dignes et percevoir une rémunération qui corresponde à l'effort qu'ils fournissent. Ils sont tout à fait conscients des limites de l'Etat tunisien mais, dans le même temps, on ne peut pas continuer à payer une heure de garde entre un et trois dinars. D'autant plus que l'argent n'est pas un problème, vu que l'Etat recrute à tout va. Les médecins ne sont peut-être pas aussi « vendeurs » en termes politiques que les autres catégories. Il est clair que, même si leurs revendications sont satisfaites, les médecins n'iront pas sous l'horloge de l'avenue Habib Bourguiba pour danser au son du Tabbal et de la Zokra. Parler de rôle social de l'Etat en ignorant les jeunes médecins et leurs revendications n'aurait pas de sens. Trouver de l'argent pour recruter des milliers de personnes et refuser aux jeunes médecins l'amélioration de leur situation, notamment matérielle, les poussera, encore plus, à quitter le pays.