Ils ont moins de 60 ans, n'ont pas encore hérité… mais savent déjà qu'ils vireront le gestionnaire de fortune de leurs parents. Capgemini révèle dans son World Wealth Report 2025 les attentes d'une génération qui veut tout : rendement, numérique et sur-mesure. D'ici 2048, plus de 83.000 milliards de dollars vont changer de mains dans le monde. Des parents fortunés — principalement des sexagénaires — transmettront leur héritage à leurs enfants et petits-enfants. On parle ici de cadres supérieurs, de chefs d'entreprise, de jeunes investisseurs. Mais cette nouvelle clientèle, bien qu'héritière, n'a rien d'héritée dans ses attentes. Elle veut des services rapides, personnalisés, 100 % digitaux. Et surtout : elle ne veut pas du même conseiller que papa. C'est ce que révèle l'étude fort instructive de Cap Gemini qui devrait faire réfléchir (et réagir) les banquiers du monde entier, dont les banques tunisiennes, notamment publiques parmi elles.
Les enfants des riches ne veulent plus des banques de papa Ils ont grandi avec un smartphone dans la main, pas un banquier au bout du fil. Pour eux, un gestionnaire de fortune qui vous fixe un rendez-vous dans dix jours et vous envoie une brochure papier, c'est un dinosaure. Et les chiffres sont sans appel : 81 % des jeunes héritiers fortunés prévoient de quitter la banque de leurs parents dans les deux ans suivant l'héritage. Pas par caprice. Par incompatibilité culturelle. Ce qu'ils veulent ? Un service rapide, digital, intelligent. Pas un conseiller engoncé dans ses procédures. Ils attendent des applications mobiles capables de suivre leurs investissements en temps réel, des portails interactifs, des alertes personnalisées, des visios fluides, et des recommandations automatisées… mais aussi humaines quand il le faut. Bref, une banque connectée à leur rythme et à leurs valeurs. Ils veulent aussi de la transparence, de la flexibilité et de la mobilité. Pouvoir investir depuis Dubaï, consulter leurs actifs à Paris, faire un arbitrage depuis un aéroport et organiser une transmission patrimoniale depuis leur résidence secondaire. Et tout cela, sans paperasse, sans appeler trois intermédiaires, sans délai.
L'anachronisme des banques L'ennui, c'est que la plupart des établissements bancaires n'ont ni les outils ni la culture pour suivre. Ils continuent à vendre des produits standards à des clients qui ne veulent que du sur-mesure. Ils parlent sécurité et prudence à des profils qui rêvent de capital-risque, de start-ups, de cryptomonnaies et de projets à impact. Pire : beaucoup de ces jeunes riches ont un vrai problème de confiance envers les institutions traditionnelles. Ils les jugent opaques, rigides, vieillissantes. Et comme ils sont très bien informés, formés à la finance, souvent conseillés par des amis ou des plateformes spécialisées, ils n'attendent pas qu'on les prenne par la main. Ils veulent qu'on les suive. C'est une rupture générationnelle, mais aussi culturelle. Là où leurs parents voyaient la banque comme un partenaire stable et rassurant, eux la voient comme un prestataire parmi d'autres. Et un prestataire, ça se compare, ça se teste, et surtout : ça se change.
Les femmes prennent le pouvoir… patrimonial Longtemps absentes des radars de la gestion de fortune, les femmes deviennent les nouvelles figures clés du patrimoine mondial. Selon Capgemini, 56 % des 83.500 milliards de dollars qui vont être transmis d'ici 2048 reviendront à des femmes. Un basculement silencieux, mais lourd de conséquences pour les établissements financiers. Et cette clientèle-là n'a rien d'une clientèle secondaire. Ce sont des épouses, des filles, des entrepreneuses, des mères, des veuves… Et contrairement à certaines idées reçues, elles ne délèguent plus. Elles veulent comprendre, décider, transmettre. En clair, elles veulent être aux commandes. Le problème ? C'est que les banques, trop souvent, ne parlent pas leur langage. Elles continuent à cibler les hommes, à proposer des services uniformes, à négliger les questions spécifiques liées à la transmission, à la parentalité ou à l'indépendance financière. Résultat : une méfiance persistante, et un énorme potentiel inexploité. Certaines institutions ont bien compris le message. UBS, par exemple, a lancé un programme baptisé « Women's Investment Circle », une sorte de masterclass financière pensée exclusivement pour les femmes. Au menu : formation sur les marchés, stratégie patrimoniale, transmission familiale, fiscalité, et même psychologie de la richesse. Objectif ? Donner aux femmes les moyens de discuter d'égal à égal avec leurs conseillers. Mais au-delà des formations, ce que ces clientes attendent, c'est de la considération, de la clarté, de la continuité. Pas un jargon technique, pas un conseiller condescendant. Elles veulent des stratégies pensées pour leur situation, leur famille, leurs projets. Et si elles ne trouvent pas cela dans leur banque actuelle, elles iront voir ailleurs — comme les jeunes héritiers. Ce sont donc deux lames de fond que les établissements doivent gérer simultanément : un changement générationnel et un rééquilibrage entre les sexes. Les banques qui sauront capter ces deux dynamiques auront une longueur d'avance. Les autres perdront la moitié du gâteau.
Etats-Unis en tête, l'Europe traîne En 2024, les grandes fortunes mondiales ont progressé de 4,2 %, tirées par les marchés boursiers et les baisses de taux. Les Etats-Unis s'envolent (+8,9 %), l'Asie suit (+4,8 %), l'Europe fait du surplace (+0,7 %), et l'Amérique latine recule. Mais le vrai sujet, c'est le déplacement de la richesse vers de nouveaux centres : Singapour, Dubaï, Riyad ou encore Hong Kong. Ces places montent en puissance et attirent les clients fortunés du monde entier, séduits par leur fiscalité, leur stabilité et leur modernité.
La fin du banquier privé à l'ancienne ? Les « Relationship Managers » (entendez : banquiers privés) ont du souci à se faire. La moitié partiront à la retraite d'ici 2040, et ceux qui restent se plaignent d'un manque d'outils adaptés. Résultat : les jeunes clients ne se sentent pas compris, ni accompagnés. Et vont voir ailleurs. Seulement 29 % des établissements proposent aujourd'hui une offre vraiment pensée pour cette nouvelle génération de riches. Le reste espère, sans trop y croire, que la fidélité viendra toute seule.
Le portefeuille nouvelle génération Fini les bons vieux placements immobiliers ou les assurances-vie pépères. La nouvelle élite veut du rendement, même s'il faut prendre des risques. Capital-investissement, cryptomonnaies, start-ups… tout ce qui est disruptif les attire. Y compris les investissements de passion : art, vin, montres ou voitures de collection. Capgemini note aussi un regain d'intérêt pour la diversification géographique. On ne garde plus ses avoirs en un seul endroit. On les éparpille entre plusieurs continents. Et on exige une vision unifiée, en temps réel, de tout ce patrimoine.
Du conseil, du juridique, du luxe Planification successorale, fiscalité internationale, protection des actifs numériques, trusts offshore : ces mots sont devenus des arguments commerciaux. Mais les jeunes riches en veulent plus. Santé, éducation, cybersécurité, voyages haut de gamme… : la conciergerie devient une arme de fidélisation massive. Les banques privées nouent des partenariats avec des cliniques, des universités et même des sociétés de cybersécurité pour répondre à toutes les demandes — même les plus insolites. Ces nouveaux riches sont exigeants. Mais ils peuvent se le permettre. Ils arrivent avec des portefeuilles pleins et des idées claires. S'ils ne trouvent pas ce qu'ils cherchent, ils partent. Et parfois, ils créent leurs propres structures. Capgemini le martèle : la gestion de fortune ne peut plus rester un bastion poussiéreux. Les règles du jeu ont changé, et seuls ceux qui s'adaptent conserveront leurs clients. Ou leurs enfants.
Et les Tunisiens dans tout cela ? À première vue, cette étude semble lointaine. Elle parle de billions de dollars, de banques helvétiques et de jeunes millionnaires qui jonglent entre New York et Singapour. Mais en Tunisie aussi, le paysage change. Et ici aussi, les jeunes héritiers veulent tourner la page des banques de papa. STB, BNA, BH… ces institutions publiques, engluées dans leurs procédures d'un autre âge, continuent à fonctionner comme si l'on était encore sous Bourguiba. Copies carbone, formulaires papier, démarches interminables. Résultat : les jeunes entrepreneurs, les héritiers d'aujourd'hui ou de demain, les évitent comme la peste. Quelques banques privées — Biat, Attijari, Amen Bank — tentent de moderniser leur offre. Elles investissent dans des applications, digitalisent certains services, communiquent un peu mieux. Mais soyons honnêtes : on est encore loin, très loin, des standards des banques modernes. Même sur les applis mobiles, les virements sont soumis à des plafonds ridicules, présentés comme des mesures de sécurité, mais vécus comme des freins inutiles par les jeunes clients. Ces absurdités agacent, frustrent, font fuir. Le problème ne vient pas que des banques. Il y a aussi la Banque centrale de Tunisie, engoncée dans une législation archaïque, incapable de porter la moindre transformation sérieuse. Le code des changes, notamment, plombe tout le secteur : il freine les flux, bloque l'innovation, empêche toute souplesse dans les services aux clients internationaux ou à ceux qui souhaitent investir ou voyager autrement. Et pendant ce temps, le paiement mobile dans les commerces — une banalité ailleurs — reste quasi inexistant en Tunisie, non pas par interdiction réglementaire, mais simplement parce que les banques ne jugent pas utile d'y aller franchement. Par frilosité. Ou par inertie. Bref, ce que décrit Capgemini à propos des jeunes riches américains ou européens — impatience, goût du digital, mépris des institutions lentes — s'applique au mot près à leurs homologues tunisiens. Et ici aussi, ceux qui ne s'adapteront pas, seront simplement… remplacés.