Alors qu'il a bien plu cette année et que le consommateur s'attendait à trouver de beaux moutons pour la fête de l'Aïd à des prix raisonnables, voilà qu'il est surpris et choqué par des prix exorbitants et excessifs. Autant, les années précédentes, il donnait raison à l'éleveur, qui justifiait les prix élevés de ses animaux par une hausse continue des prix des aliments, face à des parcours naturels complétement dégarnis à cause de la sécheresse continue de ces dernières années, autant cet argument ne tient plus et lui semble inacceptable, en raison de l'abondance de la pluie et de la végétation.Avec des moutons très moyens, mais dont le prix allait de 1 500 à 2 000 DT et dont le kilo de viande reviendrait entre 70 et 100 DT, le consommateur avait l'impression d'être arnaqué et jeté en pâture, à la merci d'éleveurs, des « gacharas » et de spéculateurs sans morale ni scrupules qui voulaient sa peau et qui lui volaient aussi bien son argent que sa joie de fêter l'Aïd. Un sentiment de frustration, de colère et d'injustice face à cette incapacité de renouer avec la tradition de s'acheter et de sacrifier un mouton à l'occasion d'une fête familiale aussi importante, et pleine de signification et de symbolisme, que celle de l'Aïd El Adha. Chez le boucher également les prix sont passé de 50 à 60 et même 70 DT/kg. Des mesures de régulation insuffisantes Dans cette jungle, l'Etat Tunisien semble impuissant et a réagi très mollement pour protéger le consommateur et réguler le marché. Certaines actions ont été mises en place comme : • Fixation d'un prix de référence de la vente de mouton vif à 21,900 dans les points de vente officiels mis en place sous la supervision du Givlait. Il ne s'agit pas de la fixation du prix mais d'un prix préférentiel non obligatoire. Ce prix a été dès le départ contestés par les éleveurs et jugés trop bas et irréaliste. • La Société Ellouhoum, sous tutelle du Ministère de commerce, a importé 80 tonnes de viande ovine réfrigérée de la Roumanie vendue à 39,800 DT/kg dans quelques boucheries agrées. • Des campagnes de contrôle menées par les services du Ministère de commerce et ceux du Ministère de l'intérieur, dans le cadre de la lutte contre la spéculation, ont abouti à la saisie de quelques têtes de moutons revendues dans les points de vente d'Ellouhoum. Ces mesures, qui devaient stabiliser les prix et préserver le pouvoir d'achat des citoyens étaient insuffisantes et n'ont eu aucun effet sur les prix qui se sont envolés d'une façon vertigineuse surtout les derniers jours avant l'Aïd.Afin d'affronter le manque de moutons de sacrifice en raison de la sécheresse, nos voisins ont réagi d'une façon radicale mais différemment. En Algérie, pour empêcher la spéculation et contrecarrer la hausse des prix des moutons, les autorités ont importé au moins 370 000 moutons provenant de Roumanie et de l'Espagne. Camions, trains et même avions ont été déployés pour distribuer ces moutons à l'intérieur du pays. Au Maroc, le roi Mohamed VI, a appelé à renoncer à la vente et au sacrifice du mouton de l'Aïd afin de reconstituer le cheptel fortement diminué en raison d'une sécheresse prolongée. Déjà en 1996, son père (le roi Hassen II) avait également pris la même décision pour les mêmes raisons également. Des effectifs surestimés Alors que des responsables de l'UTAP et du Ministère de l'Agriculture assuraient qu'il y a suffisamment de moutons pour le sacrifice, et qu'au moins 1,1 millions de moutons seront disponibles, pour une demande de 800-900 milles moutons, il se révèle un manque flagrant d'animaux destinés à l'abattage. Ce qui explique l'envolée sans précédent du prix dans les marchés. L'autre conséquence non moins grave de ce manque d'animaux c'est la vente et l'abattage des jeunes femelles, qui devaient en principe servir à reconstituer le cheptel, pour répondre à la demande pressante. Tous les indicateurs montrent que les effectifs ovins ont fortement diminué ces dernières années en raison de la sécheresse continue et de la diminution des ressources alimentaires pour le cheptel. Plus des 2/3 du cheptel ovin vivent dans le Centre et le Sud, ces deux régions ont été fortement touchées par la sécheresse. Pour sauvegarder leurs troupeaux les éleveurs étaient obligés d'acheter et de distribuer du concentré (orge, son et concentré industriel) coûteux. Nombreux ont dû se débarrasser de leurs animaux. Ceux-ci ont été vendus à des bouchers et abattus ou ont été vendus à des maquignons qui ont, d'une façon illicite revendu ces animaux dans les pays voisins. Brebis et femelles de remplacement ont été également sacrifiées et les effectifs ont sérieusement chuté.Par ailleurs, il est possible que le boycott du mandat sanitaire, l'année dernière, 2024, par les vétérinaires de libre pratique, qui demandaient une augmentation du tarif des vaccinations, ait entrainé une désorganisation du système et l'absence de données fiables sur les effectifs réels du cheptel ovin. Il est vrai que cette année, la pluviométrie était très bonne et répartie sur tout le territoire, toutefois reconstituer le cheptel nécessite du temps et de l'argent. Il y a un décalage d'au moins une année entre une bonne pluviométrie et une augmentation des effectifs ovins. Par ailleurs, il faut compter une année et demie pour élever une antenaise prête pour la reproduction. Encore faut-il qu'on épargne les agnelles de l'abattage et qu'on puisse les élever en vue de la reproduction. La multiplication des magasins de méchoui aux abords des grands axes routiers et les abattages clandestins ont amplifié le phénomène d'abattage des femelles, vendues généralement moins cher que les animaux mâles. De nombreuses contraintes limitent le développement de l'élevage ovin L'élevage ovin en Tunisie souffre de nombreuses contraintes aussi bien structurelles que conjoncturelles. On peut citer particulièrement: • L'élevage des ovins est extensif et les animaux prélèvent leur nourriture essentiellement des parcours. S'agissant d'espace peu garnis, ce type de conduite nécessite des espaces importants. Avec la sédentarisation, l'urbanisation, le développement de l'arboriculture (olivier et pistachier surtout) aux dépens des terres de parcours, le morcellement de la propriété suite à l'héritage et le changement de vocation de nombreuses terres, les espaces de parcours disponibles pour les animaux ne cessent de se rétrécir. Avec la sécheresse et le surpâturage, il fallait se résoudre à donner aux animaux du concentré acheté au prix fort. Par ailleurs des animaux mal nourris sont affaiblis peuvent tomber souvent malades et même périr. • La diminution de la main-d'œuvre spécialisée, l'élevage ovin étant très contraignant et nécessite des connaissances sur la conduite du troupeau, les particularités des moutons et les parcours. • La redondance du vol du cheptel, causant des pertes importantes, a poussé de nombreux éleveurs à abandonner l'élevage. • Le manque de soutien et d'encouragement aux éleveurs qui se sentent abandonnés et délaissés de la part des autorités. Le seul soutien de l'Etat consiste à la distribution d'orge fourragère et de son. Ce système fait l'objet de nombreuses critiques et des réseaux de corruption s'accaparent une grande partie de ces produits pour les vendre beaucoup plus chers dans des circuits parallèles, au marché noir. Les races ovines locales, comme la Barbarine, la queue fine ou la noire de Thibar sont très rustiques, bien acclimatées et adaptées aux conditions climatiques difficiles. Toutefois, la productivité de la reproduction, la croissance et la qualité de la viande restent faibles et à améliorer. Les trois leviers importants pour améliorer la production ovine sont : la sélection, l'alimentation et la conduite des troupeaux. De nombreux résultats de la recherche, effectuée dans les Instituts de recherche et de l'enseignement, existent et qu'il suffit, dans une première étape, de valoriser et vulgariser.Un préalable pour toute action d'intensification, serait d'identifier le cheptel. L'identification permet le suivi individuel des animaux, important pour la reproduction, la sélection, la gestion sanitaire, la conduite du troupeau et la traçabilité. Elle est certes couteuse et nécessite du personnel et des moyens pour la collecte, le traitement des données et leur exploitation à des fins de sélection ou de gestion. Toutefois les bénéfices sont importants ce qui explique le recours à l'identification obligatoire instaurée par la plupart des pays qui disposent d'un élevage moderne et rationnel. Il n'est pas nécessaire d'identifier d'un coup tout le cheptel, le faire par étape est possible. La plus grande partie du cheptel ovin est détenu par de petits éleveurs fragiles et très vulnérables aussi bien en amont (achat d'aliments, d'animaux, soins vétérinaires, accès aux crédits…) qu'en aval (commercialisation du produit) et les couts de production sont également importants. Sensibiliser ces petits producteurs à s'organiser et se mettre ensemble pour peser face aux fournisseurs et aux clients est très important et peut conduire à réduire les couts de production. La viande ovine, une viande qui revient cher Partout dans le monde, la viande ovine est une viande de consommation occasionnelle contrairement à la viande de volaille ou la viande de porc (pour les pays non musulmans), beaucoup moins chères et de grande consommation. La consommation de la viande de mouton avoisine les 4kg/habitant/an. Malgré que l'élevage soit extensif, les couts de production sont élevés en raison d'une faible productivité et une mauvaise valorisation des aliments. Quoique les études récentes et actualisés sur les couts de production du mouton soient inexistantes, il est toutefois possible d'avoir une estimation approximative. Pour avoir des moutons à engraisser, il faut avoir tout d'abord des brebis. Celles-ci commencent à mettre bas généralement à deux ans. En Tunisie la productivité est faible, chaque brebis ne donne en moyenne que 0,8 agneau par an. Pour son alimentation, une brebis nécessite en moyenne l'équivalent de 400 kg d'orge par an. Ajoutez les frais vétérinaires et de la reproduction, l'amortissement et l'entretien des bâtiments et du matériel et autres frais, à la naissance, un agneau de 3 mois revient déjà à plus de 500 DT.Engraisser un agneau demande 6 à 7 mois (croissance faible de 150 à 200 g/jour). Les aliments représentent 60 à 70 % des frais totaux auxquels il faut ajouter les frais vétérinaires, main-d'œuvre et gardiennage, mortalité, amortissements divers…. Le prix de revient d'un mouton à la ferme atteint facilement 800 à 900 DT. Avec une marge pour l'éleveur de 100 DT, un prix « raisonnable » pour un mouton de 40 à 45 kg, serait autour de 1 000 DT. Dans la plupart des cas, les moutons sont commercialisés par des intermédiaires et des spéculateurs, l'éleveur généralement ne peut pas quitter son troupeau et son foyer. La différence entre le prix de revient et le prix de vente représente d'une part les frais divers (transports, frais d'installation et de main-d'œuvre sur le lieu de vente, etc.) et surtout le bénéfice des commerçants qui n'hésitent pas à exagérer et profiter de la situation. C'est cette chaîne entre l'éleveur et le consommateur qu'il faut rationaliser et moraliser pour rapprocher le prix payé du prix réel. Pour un Aïd au mouton Certes, l'abattage du mouton le jour de l'Aïd al Adha n'est pas obligatoire, cependant c'est une fête à laquelle de nombreux citoyens, pour diverses raisons, sont attachés même dans un contexte socio-économique difficile. Mettre à la portée du consommateur du mouton à des prix raisonnables et honnêtes fait partie des attributions des pouvoirs publics. Le prix au consommateur dépend de l'équilibre entre l'offre et la demande mais également des politiques de régulation mises en place par les autorités. Il est nécessaire de disposer de statistiques précises sur les effectifs des moutons disponibles pour le sacrifice et, si nécessaire, importer aussi bien des moutons vivants que de la viande réfrigérée pour combattre la hausse des prix et éviter de mettre les marchés sous pression. Lutter contre la spéculation et contrôler les prix sont nécessaires pour empêcher les spéculateurs et les profiteurs de faire monter les prix et limiter les abus. Multiplier également les points de vente contrôlés, généraliser la vente au poids du mouton vivant et favoriser la vente directe du producteur aux consommateurs permet de combattre la voracité des spéculateurs et intermédiaires et de protéger les consommateurs. Soutenir les éleveurs, les accompagner, les encadrer et les conseiller est nécessaire pour moderniser l'élevage et aider à l'adoption des techniques pour l'amélioration de la conduite du troupeau, sa productivité et rentabilité. L'élevage ovin joue un rôle socio-économique très important. Un programme de reconstitution du troupeau et sa modernisation est nécessaire afin d'assurer d'une part sa rentabilité et sa durabilité et d'autre part offrir au consommateur une viande noble, de qualité et à la portée de sa modeste bourse.