Trois fois en l'espace de trois semaines, le président de la République évoque la nécessité de trouver de nouveaux mécanismes pour financer la CNSS, la CNRPS et la CNAM. Comment les trouver, qui va les trouver, de quoi parle-t-on, de combien s'agit-il ? Nul ne le sait. Le gouvernement joue l'omerta totale, alors que le chef de l'Etat tire la sonnette d'alarme. Lundi 19 mai 2025, au cours d'une rencontre avec Issam Lahmar, ministre des Affaires sociales, Kaïs Saïed donne ses instructions pour élaborer de nouvelles formules de diversification des sources de financement de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS, caisse du secteur privé), de la Caisse nationale de retraite et de la prévoyance sociale (CNRPS, caisse du secteur public) et de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam, caisse maladie du privé et du public). Jeudi 29 mai 2025, en conseil des ministres, le chef de l'Etat demande à ce qu'on trouve de nouveaux mécanismes de développement des fonds sociaux, afin qu'ils puissent rétablir leur équilibre financier et remplir leur rôle assigné dans les meilleures conditions possibles. Lundi 9 juin 2025, une nouvelle fois face à Issam Lahmar, le président de la République aborde le même sujet, celui de rechercher des solutions pour financer les caisses sociales en Tunisie. Il souligne son engagement à faire en sorte que la révolution législative dans le domaine de l'emploi soit fondée sur la justice et l'équité, et réponde aux aspirations du peuple tunisien, que ce soit dans le secteur public ou privé.
Entre répétition présidentielle et silence gouvernemental Que Kaïs Saïed adore dire et répéter les mêmes choses, ceci est devenu une constante dans la communication présidentielle. À cette constante s'ajoute maintenant une nouvelle donne, celle de la contradiction présidentielle. Pendant très longtemps, le chef de l'Etat a dit et répété que c'est lui qui décide de la politique du pays et que le gouvernement n'a qu'à exécuter cette politique. C'est ce que décrète l'article 100 de la constitution. Pourquoi donc, s'agissant des caisses sociales, le président de la République avoue-t-il qu'il n'a pas d'idées et demande à son gouvernement d'en trouver ? Evoquer trois fois le sujet en trois semaines signifie que ni lui ni le gouvernement n'ont pu trouver de solution. En dépit des injonctions répétitives du président de la République et de l'urgence de trouver des solutions, le gouvernement joue l'omerta. Ni le ministère des Affaires sociales, et encore moins la CNSS, la CNRPS et la Cnam, n'ont communiqué sur la question. Aucune concertation avec les partenaires sociaux (syndicats et patronat), aucun débat public. Issam Lahmar est dans son coin en train de se creuser la tête pour trouver une solution que son patron devrait trouver (si l'on suit la Constitution). Il a une patate chaude entre les mains dont il ne veut pas se débarrasser. À ce jour, personne ne connaît les chiffres exacts des déficits. Pourtant, il suffirait que l'on expose le sujet devant l'opinion publique pour que viennent les idées de part et d'autre. C'est d'ailleurs la meilleure manière pour préparer cette opinion à d'éventuelles (et fort probables) augmentations des contributions des salariés et du patronat, et de l'âge de la retraite.
Une démographie défavorable, mais prévisible Selon les statistiques officielles de l'INS, l'espérance de vie à la naissance en Tunisie est de 76,9 ans en 2022 (74,7 pour les hommes et 79,3 pour les femmes), contre 75,4 ans en 2012 (73,2 pour les hommes et 77,9 pour les femmes) et 73 ans en 2002 (71 pour les hommes et 75,1 pour les femmes). En parallèle, les Tunisiens n'enfantent plus comme avant, et le taux de fécondité ne cesse de baisser. En 2022, il était de 1,7 par femme, contre 2,3 en 2012 et 3,2 en 1992. Ce taux est important pour comprendre le problème actuel des caisses sociales, puisque ce sont les jeunes actifs qui vont financer les retraites. Si le gouvernement était transparent, il aurait donné tous les chiffres liés à la démographie et aux déficits, et engagé un débat public pour trouver des solutions. Préférant l'opacité, il se retrouve seul à devoir chercher des solutions à un problème fort complexe et à l'origine de plusieurs crises sociales.
Une bombe à retardement mondiale Au-delà de la contradiction présidentielle et de l'opacité gouvernementale, il est utile de noter que le sujet des déficits des caisses sociales n'a rien de nouveau, ni d'exclusif à la Tunisie. Rares sont les pays qui n'ont pas ce problème et ne le considèrent pas comme une bombe à retardement. Cela est dû à l'amélioration des services de santé, au vieillissement de la population et à la baisse de la fécondité. La Tunisie, sous Youssef Chahed, a déjà augmenté les contributions patronales et salariales pour réduire les déficits des caisses. Elle a également augmenté très légèrement l'âge de la retraite. Mais ce n'était pas suffisant. Si l'on suit le cas de plusieurs pays développés, l'âge de la retraite est de 67 ans. Conscient de la problématique, l'ancien ministre des Affaires sociales Malek Zahi a indiqué que l'âge du départ à la retraite dans le secteur privé serait prochainement revu à la hausse, pour être porté à 62 ans ou à 65 ans avec l'accord de l'employeur. C'était en mai 2024. Un an après, le gouvernement est resté dans les paroles, et rien de concret n'a été décidé. Quoi qu'il en soit, et à moins de prendre le risque de gros remous sociaux, le gouvernement ne peut rien décider sans débat public préalable. Chose qui n'a pas encore eu lieu.
Des exemples à l'international Partout dans le monde, le financement des caisses sociales est devenu un casse-tête. Tous les pays qui ont connu une transition démographique – c'est-à-dire une baisse du taux de natalité conjuguée à un allongement de la durée de vie – ont été confrontés à la question de la pérennité des régimes de retraite et d'assurance maladie. Mais tous n'ont pas choisi la même voie. En France, l'âge légal de départ à la retraite est passé à 64 ans en 2023 après une réforme controversée, précédée de nombreuses consultations sociales et d'un débat parlementaire tendu. En Italie, où le vieillissement est encore plus prononcé, l'âge de la retraite est désormais fixé à 67 ans, mais des dispositifs de départ anticipé existent selon les conditions de carrière. En Allemagne, l'âge légal de départ est également de 67 ans, mais une réforme est déjà programmée pour l'augmenter à 69 ans à l'horizon 2060. Au Canada, l'âge de la retraite varie selon les régimes, mais la pension publique complète n'est versée qu'à 65 ans. Le pays a introduit une réforme paramétrique progressive : augmentation de l'âge, incitations à la retraite différée, et diversification des sources de financement par des fonds de pension autonomes.
Ce que peut faire la Tunisie Dans ce panorama mondial, la Tunisie n'a pas à rougir. Elle fait face aux mêmes défis structurels, mais avec des marges de manœuvre plus étroites et une gouvernance plus instable. Cela dit, plusieurs pistes de réforme sont sur la table, et on pourrait reprendre les modèles qui ont marché ailleurs dans le monde : - Relèvement progressif de l'âge de départ à la retraite, au moins à 62 ans dans un premier temps, avec la possibilité de prolongation jusqu'à 65 ans sur demande de l'employeur, comme cela avait été envisagé en 2024. - Augmentation des cotisations patronales et salariales, à condition qu'elles soient proportionnées et temporaires, et surtout accompagnées de mesures de transparence sur l'utilisation des fonds. - Création d'un fonds de réserve pour la retraite et la maladie, financé par une partie des recettes exceptionnelles de l'Etat (dons, dividendes des entreprises publiques bénéficiaires, ou une taxe exceptionnelle sur les bénéfices financiers). - Lancement d'un débat national impliquant les syndicats, les patrons, les experts, les parlementaires et la société civile, pour co-construire une réforme durable. - Introduction de dispositifs incitatifs à la retraite différée et au travail des seniors, ainsi qu'une meilleure intégration du secteur informel dans le circuit des cotisations sociales.
Un pas en avant, deux pas en arrière Les solutions existent. Ce qui manque à la Tunisie, c'est le courage politique d'ouvrir le dossier sans calcul électoraliste ni langue de bois. Il ne s'agit pas de réinventer la roue, mais d'adapter ce qui fonctionne ailleurs à nos réalités locales. Tant que le président de la République et son gouvernement resteront dans la posture incantatoire et l'absence de communication, la crise ne fera que s'aggraver. Il y a un autre souci lié à la Tunisie : la contradiction présidentielle, encore une fois. En dépit de toutes ces données factuelles, et bien que Kaïs Saïed lui-même insiste pour trouver une solution pour financer les caisses de retraite, le même Kaïs Saïed a ordonné il y a quelque temps de recruter les jeunes (notamment les chômeurs de longue date) pour remplacer les fonctionnaires qui ne répondent pas à ses attentes. Une grande liste serait en cours de préparation à la présidence du gouvernement pour des départs à la retraite anticipée. En clair, on risque dans les prochaines semaines de voir des milliers de nouveaux retraités, ce qui va alourdir davantage les caisses. D'un côté, le président de la République demande à son ministre des Affaires sociales de trouver des solutions pour financer les retraités actuels, et de l'autre, il ordonne la mise à la retraite anticipée de nouveaux retraités. Cherchez l'erreur !
Une réforme vitale, mais impossible sans transparence Et surtout, cherchez la cohérence. Ce dont la Tunisie a besoin, ce ne sont pas des déclarations d'intention, mais d'un cap clair, assumé et expliqué à la population. Mettre à la retraite des milliers de fonctionnaires pour en recruter d'autres, tout en dénonçant le coût des retraites, est un non-sens budgétaire. Exiger des mécanismes de financement sans fournir les chiffres est une fuite en avant. Les caisses sociales sont au bord de la rupture. Le statu quo n'est plus une option. La seule voie possible passe par un débat public honnête, des chiffres clairs, des décisions impopulaires mais justes, et un minimum de cohérence politique. En l'absence de tout cela, ce ne sont pas les caisses qui sombreront les premières, mais la confiance – et elle, on ne la finance pas à crédit.