Nouveau rebondissement dans l'affaire TSI. La justice a pris le dossier à bras-le-corps et a commencé à bouger. Un juge d'instruction a été nommé et a convoqué au moins une vingtaine de prévenus pour les informer de l'ouverture d'une instruction judiciaire et qu'ils sont désormais interdits de voyage. En parallèle, nous avons réussi à confirmer la rumeur insistante que les deux principaux cerveaux du système, Hafedh Sebaa et Hédi Ben Ayed, ont quitté la Tunisie depuis des mois. En jeu, des pertes de quelque 400 millions de dinars. Mercredi 11 juin 2025, le premier juge d'instruction près du pôle judiciaire économique et financier a convoqué vingt personnes pour leur notifier l'ouverture d'une instruction à leur encontre dans le dossier de la société tuniso-saoudienne d'investissement (TSI). Ces personnes, parmi lesquelles figurent des présidents-directeurs généraux de sociétés financières, des hommes d'affaires, des cadres et employés de banques, ainsi que des fonctionnaires, sont désormais concernées par des investigations en cours. Elles ne sont pas inculpées, mais informées qu'elles font l'objet d'une enquête judiciaire. Elles ont toutes été laissées en liberté, mais une interdiction de quitter le territoire a été prononcée à leur encontre. Elles restent réputées innocentes, toutefois. Le juge a également désigné des experts pour réaliser une expertise financière approfondie sur la société TSI. L'enquête porte sur des soupçons graves : constitution de bande organisée en vue de blanchir de l'argent en profitant des facilités offertes par les fonctions professionnelles et sociales, faux et usage de faux, exploitation de qualité d'agent dans une société à participation publique pour en tirer un avantage indu, et atteinte à l'administration en contournant les règles en vigueur.
Comptes gelés, suspects en fuite Dans le cadre de cette instruction, les comptes bancaires de TSI ont été gelés, ainsi que ceux d'un ensemble de sociétés ayant traité avec elle : Forrest Electric, la clinique El Majd, Al Majd Invest, Technologies agricoles, African Auto Distribution. Des comptes bancaires appartenant à plusieurs personnes physiques ont également été gelés, à commencer par l'ancien PDG de TSI, Hafedh Sebaa, et plusieurs membres de sa famille dont Kmar Sebaa, Youssef Sebaa, Nesrine Sebaa, Yasmine Sebaa, Majed Sebaa, Afef Sebaa, Souad Selmi et Maher Kasraoui. Plusieurs de ces personnes seraient en état de fuite et ont pris la poudre d'escampette à l'étranger, au même titre que Hafedh Sebaa lui-même.
Un montage conçu de l'intérieur D'après les éléments du dossier, le montage frauduleux a été conçu et exécuté au sein même de la société TSI, sous la supervision directe de son PDG Hafedh Sebaa et de Hédi Ben Ayed, actionnaire à 20 % de la société d'intermédiation en bourse. La fraude a pu prospérer en raison de la défaillance manifeste des organes de contrôle. L'origine du mécanisme remonte à l'émission de billets de trésorerie par TSI, sans garanties bancaires, en violation de la réglementation tunisienne, notamment la circulaire de la Banque centrale n°89-14 du 17 mai 1989. Cette circulaire interdit l'émission de tels titres sans garanties solides, sauf dans des cas exceptionnels encadrés. Pour contourner cette exigence, TSI a mis en place un dispositif de « garantie spéciale » comprenant des frais supplémentaires : 3 % pour une garantie bancaire non conforme, et 3 % de frais administratifs. Ces coûts venaient s'ajouter à des taux d'intérêt très attractifs, présentés comme des retours sur investissement. Le système mis en place repose sur un schéma proche du Ponzi, comme l'a indiqué Business News dans sa Une du 26 mai en se basant sur le rapport élaboré par l'ONG Alert. TSI attirait de nouveaux investisseurs avec des rendements élevés. Les fonds collectés étaient ensuite utilisés pour financer des sociétés en difficulté, des entités fictives ou des entreprises liées directement à Hafedh Sebaa, dont la clinique El Majd à Sidi Bouzid. Lorsque les échéances arrivaient, les sociétés bénéficiaires n'étaient pas en mesure de rembourser, faute de liquidité. Pour faire face, TSI recrutait de nouveaux investisseurs et utilisait leurs fonds pour rembourser les précédents. Ce cycle, basé uniquement sur la confiance et le flux permanent de liquidités, a mis en danger la stabilité du système financier tunisien. TSI a aussi eu recours à l'émission abusive de bons du Trésor à court terme, une pratique normalement réservée aux grandes entreprises et non à une moyenne entreprise comme TSI. Elle a également mené des opérations de financement en « achat différé » au profit de sociétés fictives ou sans activité réelle. Ces structures servaient uniquement à transférer de l'argent de manière opaque et illégale.
BDO et CMF dans le viseur L'une des zones d'ombre du dossier concerne le cabinet international BDO, chargé d'auditer la société depuis huit ans. Pendant toute cette période, BDO n'a signalé aucune anomalie. Il n'a pas révélé les nombreuses infractions relevées aujourd'hui, alors même qu'il assurait en parallèle l'audit d'autres sociétés du groupe Ben Ayed. Ce n'est qu'après l'effondrement du système que le cabinet a informé tardivement le procureur de la République, soulevant de nombreuses interrogations sur son indépendance et sa diligence. L'autre silence notable est celui du Conseil du marché financier. Son président, Salah Sayel, n'a pris aucune mesure pendant toute la durée des irrégularités, alors qu'il était en poste depuis sa nomination par le gouvernement Jebali, soit depuis douze ans. Ce n'est qu'après son départ à la retraite que l'affaire a éclaté. Le CMF a tenté de reprendre le contrôle de la situation, en lançant des enquêtes internes, en gelant certains actifs et en publiant des communiqués techniques, mais il n'a jamais communiqué comme il se doit sur le sujet et n'a livré, à ce jour, aucun détail sur les fraudes et les montants dont on parle. En tout état de cause, il est démontré que le CMF a réagi trop tard et trop peu.
Le rôle trouble de Salah Sayel Salah Sayel reste une véritable énigme et le juge d'instruction ne manquera pas de le convoquer pour qu'il réponde de son rôle dans cette affaire TSI. Nommé le 12 mars 2012 à la tête du CMF, il y est resté jusqu'à fin 2024. Son successeur, Hatem Smiri, n'a été nommé qu'en janvier dernier. Le fait même que M. Sayel soit resté douze ans à la tête de cet organisme, également appelé gendarme de la bourse, est énigmatique, puisqu'on ne devrait jamais dépasser les trois ans dans un tel poste, si l'on regarde les institutions similaires dans le monde. Il s'agit d'un poste à haut risque où les portes sont grandes ouvertes pour la corruption. Il est donc impératif, si l'on veut une bonne gouvernance, de changer le président du CMF tous les trois ou quatre ans. Pour l'ironie, quand il a été reçu en octobre 2021 par Kaïs Saïed, Salah Sayel a reçu pour consigne principale de faire en sorte de lutter contre la corruption par tous les moyens. Il reste, néanmoins, innocent jusqu'à preuve du contraire.
Des départs facilités, une justice en rattrapage Le silence — complice ? — de BDO et du CMF et le réveil très tardif de ce dernier n'ont pas permis d'éviter la fuite des principaux responsables. Hafedh Sebaa, président-directeur général de TSI, a quitté le territoire dès les premiers signaux d'alerte. Hédi Ben Ayed, actionnaire principal de la société, se trouverait au Maroc selon plusieurs sources concordantes. Ces départs, survenus avant toute mesure restrictive ou judiciaire, posent la question du retard des autorités et des éventuelles complicités internes ou externes qui auraient facilité leur sortie. C'est ce que le premier juge d'instruction tenterait de démontrer au cours de son enquête qui vient de démarrer.
Un système effondré, des victimes en attente Le préjudice est considérable. On parle de pertes comprises entre 250 et 400 millions de dinars. Face à l'ampleur de la fraude, les mesures annoncées tardivement, les gels de comptes et les expertises financières suffiront-elles à réparer les dégâts ? Rien n'est moins sûr. Les fonds se sont évaporés, les responsabilités majeures ont échappé à la justice, et les victimes restent dans l'attente. La chute de TSI n'est pas une simple faillite. C'est un système entier qui s'est effondré, un édifice de fausses promesses, de montages opaques et d'aveuglements institutionnels. Les faits sont là. Reste à savoir si la justice les traitera jusqu'au bout.