Créée pour rationaliser les services de gardiennage et de nettoyage dans le secteur public, la société Itissalia a été dissoute en quelques jours sur ordre présidentiel. Mais loin de disparaître en silence, elle laisse derrière elle une bombe sociale et financière : près de 1.800 recrutements de dernière minute, sans besoin réel, qui devront être absorbés de force par ses anciens clients. Une manœuvre habile qui pourrait bien cacher une opération frauduleuse de grande ampleur. L'Etat et le parquet vont-ils réagir ? Créée en 2013 sous le gouvernement de la Troïka, Itissalia Services est une société à capitaux publics spécialisée dans la sous-traitance de services : gardiennage, nettoyage, dératisation, entretien d'espaces verts, surveillance, accueil, logistique. Elle emploie plusieurs milliers d'agents et affiche un portefeuille client prestigieux : ministères, offices publics, banques, entreprises d'Etat, collectivités. Dotée d'un capital de 465.000 dinars, ses principaux actionnaires sont Tunisie Telecom (36 %), La Poste tunisienne, l'Agence nationale des fréquences, l'Office national de télédiffusion, le Pôle El Ghazala, et la SGVE Phenix. En 2022, son chiffre d'affaires atteint 43 millions de dinars, pour un bénéfice net de deux millions. Ses marges, contrairement aux allégations du président de la République, restent modestes, compte tenu des charges d'exploitation. La décision de dissoudre Itissalia a été prise brutalement par Kaïs Saïed entre le 29 mai et le 3 juin 2025. En moins d'une semaine, la société est liquidée sur la base d'un simple postulat idéologique : selon le chef de l'Etat, les entreprises de sous-traitance seraient des formes d'« esclavage moderne », contraires à la justice sociale.
Une dissolution idéologique, précipitée et sans étude d'impact Sur le plan du droit du travail, de la gestion administrative et de l'équilibre budgétaire, cette dissolution soulève d'innombrables questions. Le président n'a fourni aucune preuve de traitement indigne des salariés d'Itissalia. Au contraire, l'entreprise applique les barèmes légaux et les conventions collectives en vigueur. Ses agents sont déclarés, encadrés et payés. Le gouvernement n'a commandé aucune étude d'impact. Pourtant, l'intégration directe des agents d'Itissalia dans les structures clientes soulève des défis considérables : budgets non prévus, besoins non permanents, profils non adaptés à l'emploi à temps plein. Comment une mairie va-t-elle justifier le recrutement à durée indéterminée d'un jardinier dont elle avait besoin deux heures par mois ? Comment une entreprise peut-elle absorber un agent affecté uniquement aux remplacements en cas d'absence ? Comment un ministère peut-il recruter un agent de dératisation alors que ce service est sollicité une fois l'an ? La sous-traitance existe précisément pour répondre à ces besoins ponctuels. En la supprimant, on crée de nouveaux dysfonctionnements.
Le rebondissement : 1800 recrutements de dernière minute Le jeudi 12 juin, l'affaire prend une tournure inattendue. Invité sur Jawhara FM, le député Youssef Tarchoun révèle un fait explosif : le nombre d'employés d'Itissalia est passé en quelques semaines de 3000 à… 4800. Soit 1800 recrutements de dernière minute, effectués juste avant la dissolution. Selon le député, ces recrutements ont concerné des proches, amis et membres des familles des agents en poste. L'objectif ? Bénéficier des dispositions de la nouvelle loi interdisant la sous-traitance. Car celle-ci prévoit l'obligation, pour les anciens clients, d'intégrer dans leurs effectifs les agents mis à leur disposition. Autrement dit, Itissalia a sciemment gonflé ses effectifs pour transférer artificiellement ces charges humaines et financières aux ministères, entreprises et communes clientes. Ces dernières n'avaient rien demandé. Elles devront pourtant accueillir ces nouveaux agents… sans budget, sans planification, sans même pouvoir refuser.
Une possible escroquerie d'Etat ? Ce que le député décrit n'est pas une simple dérive. Cela pourrait bien relever d'une fraude structurée, préméditée, reposant sur un usage abusif des textes législatifs.
Itissalia était une société à capitaux publics. Si ces faits sont avérés, il s'agirait d'un détournement indirect de la commande publique : recruter fictivement, transférer la charge à des institutions tierces, profiter d'un vide juridique pour verrouiller l'absorption. La responsabilité des dirigeants de la société est clairement engagée. Mais qu'en est-il de celle des actionnaires publics ? Ont-ils approuvé ces recrutements en conseil d'administration ? Ont-ils fermé les yeux ? Ont-ils été mis devant le fait accompli ? Leur silence aujourd'hui les rend complices, de fait. Et surtout : le parquet va-t-il s'autosaisir ? Il est question ici de manipulation d'une loi de la République, au détriment de l'intérêt public. Peut-on vraiment parler d'un simple excès de zèle managérial ? Ou faut-il évoquer, à demi-mot, un complot contre les finances de l'Etat ?
Quand la loi produit l'injustice L'histoire d'Itissalia illustre une chose simple : une loi mal conçue, appliquée dans la précipitation, peut devenir un outil d'abus encore plus redoutable que ce qu'elle prétend combattre. Ce que Kaïs Saïed a voulu dissoudre, ce ne sont pas des pratiques illégales, mais des structures qui dérangeaient sa vision morale du travail. Mais en supprimant la souplesse, il a offert aux dirigeants d'Itissalia une opportunité unique d'abuser du système, en toute légalité apparente. Le résultat : les clients, publics comme privés, se retrouvent forcés de recruter. Le budget de l'Etat devra absorber une masse salariale non planifiée. Et ceux qui ont tiré les ficelles de cette opération sont désormais à l'abri. L'affaire Itissalia est plus qu'un énième raté administratif. Elle montre comment l'idéologie, mal maîtrisée, peut être instrumentalisée pour servir des intérêts personnels, au détriment du bien commun. Il est désormais impératif que la justice fasse la lumière sur cette affaire : – Qui a recruté ces 1800 personnes ? – Qui a validé ces décisions ? – Etait-ce concerté avec certains acteurs politiques ? – Et surtout : quand est-ce que les premières alertes ont été remontées, et pourquoi n'y a-t-on pas réagi ? Il est temps d'enquêter et d'identifier les responsables parmi les dirigeants d'Itissalia et les membres de son conseil d'administration parmi les actionnaires. Car si rien n'est fait, cela reviendrait à légitimer un précédent gravissime : celui où l'on dissout une société publique pour mieux faire exploser ses charges… dans le dos de l'Etat.