Le rôle de l'architecte, longtemps porteur de sens, d'espoir et d'unité pour les sociétés, est aujourd'hui l'objet d'un double dénigrement. Celui-ci vient à la fois de l'Etat et de la société, pour des raisons qui sont à la fois complémentaires et paradoxales. L'architecte, autrefois figure centrale de la fabrique du cadre de vie, se trouve aujourd'hui réduit au rang d'un simple exécutant, quand il n'est pas perçu comme un simple décorateur ou un suiveur de tendance. Une responsabilité première : celle des architectes eux-mêmes Il serait trop facile d'accuser uniquement l'extérieur. Une part non négligeable de cette chute symbolique provient des architectes eux-mêmes. Beaucoup ont renoncé à leur mission première — celle de penser, façonner, anticiper et protéger l'espace — pour se convertir en prestataires d'image. La conception, dans ce qu'elle a de profond, de contextuel et de visionnaire, a cédé la place à une esthétique superficielle, souvent dictée par le client ou par la pression sociale. Plus grave encore : face à une administration sclérosée, opaque et humiliante, nombre d'architectes ont choisi la soumission plutôt que la résistance, la compromission plutôt que la posture critique. Leur dignité professionnelle a été bradée contre des miettes : des autorisations, des délais raccourcis, une place dans le flux d'un marché devenu purement technique. Là où ils auraient dû porter la voix de l'intérêt public, ils ont choisi le confort du silence.
Une ignorance sociale et politique persistante En miroir, la société et le pouvoir politique portent aussi leur part de responsabilité. L'architecte est perçu comme un luxe, une formalité administrative ou, pire, un obstacle. Cette perception révèle une ignorance profonde de la portée sociale, culturelle, identitaire et économique de l'architecture. L'espace que nous habitons n'est pas neutre. Il façonne nos comportements, nos émotions, nos relations. Il incarne des choix politiques. Pourtant, les politiques publiques continuent de reléguer cette profession à la marge. L'absence de vision sur l'aménagement du territoire, sur la qualité de l'espace public, sur l'architecture éducative, hospitalière ou patrimoniale est édifiante. L'architecte n'est presque jamais sollicité comme penseur de la cité. Il devient un simple opérateur technique dans un monde où la décision est ailleurs, souvent entre les mains de technocrates ou de spéculateurs.
Un paradoxe révélateur Ce double processus — d'abandon intérieur et de dévalorisation extérieure — crée une situation aussi paradoxale que révélatrice : les architectes désertent leur idéal, pendant que la société leur dénie toute légitimité. L'un nourrit l'autre. Ce cercle vicieux ne pourra être brisé que par une refondation du sens même de notre métier. Il est temps de rappeler que l'architecture est un acte politique, culturel et poétique. Elle est langage, projet, mémoire. Il est temps que les architectes relèvent la tête, qu'ils se réapproprient leur mission, qu'ils revendiquent leur rôle dans la fabrique du monde commun. Il est temps aussi que l'Etat et la société reconnaissent que cette profession n'est pas un supplément d'âme, mais un levier central de la transformation de notre pays.
*Ilyes Bellagha, ancien président de l'Ordre des Architectes de Tunisie, président fondateur de l'association Architectes Citoyens