Le prédicateur salafiste tunisien Khatib El Idrissi, surnommé « le cheikh aveugle », a été condamné lundi 14 juillet 2025 à vingt-deux ans de prison par la justice tunisienne. La peine a été prononcée dans le cadre de dossiers liés à l'incitation à la violence et à l'envoi de jeunes Tunisiens vers des zones de conflit. Mais pour le chercheur Abid Khelifi, spécialiste reconnu des mouvements islamistes et djihadistes, cette affaire ne doit pas être réduite à la simple dimension pénale. Dans son analyse, le chercheur met en garde contre une lecture simpliste de cette condamnation. « Si la justice suit son cours, l'étude scientifique doit aussi suivre le sien », affirme-t-il, insistant sur la nécessité de comprendre le phénomène dans toute sa complexité historique, idéologique et géopolitique.
Selon M. Khelifi, l'aura prêtée à Khatib El Idrissi a été largement exagérée. « On a gonflé sa stature pour en faire le leader suprême du salafisme djihadiste en Tunisie et au Maghreb, alors que son influence ne dépassait pas les frontières tunisiennes », explique-t-il. Le prédicateur aurait certes été sollicité par le fondateur d'Ansar al-Charia, Abou Iyadh, en quête de légitimité religieuse, mais le véritable leadership opérationnel et idéologique de ce groupe n'émanait pas de la mosquée d'El Idrissi. Abid Khelifi révèle également un désaccord fondamental entre El Idrissi et les cadres d'Ansar al-Charia, notamment sur la question du djihad local. « Abou Iyadh aurait tenté d'arracher à El Idrissi une fatwa déclarant la Tunisie terre de djihad, mais ce dernier s'y est opposé », affirme-t-il. El Idrissi aurait en revanche orienté ses fidèles vers le djihad en Syrie, un choix qui s'inscrivait dans une dynamique transnationale bien plus vaste.
Pour le chercheur, la question des réseaux de départ vers les zones de guerre – connue sous le nom de tassfir – dépasse largement le cas El Idrissi. « Ce dossier est d'envergure régionale, voire internationale. Il n'est pas né dans les mosquées tunisiennes, mais dans les coulisses des tractations politiques entre islamistes et puissances étrangères », avance-t-il. Selon lui, plusieurs régimes issus des Printemps arabes auraient utilisé l'envoi de combattants à l'étranger comme monnaie d'échange pour instaurer leur légitimité. Abid Khelifi évoque une volonté politique de clore rapidement le dossier du terrorisme, à travers une série de procès express avant les vacances judiciaire estivales. Les verdicts de première instance seraient suivis par une confirmation des jugements en appel à la rentrée, dans un souci affiché de « tourner la page ». Mais cette précipitation pourrait, selon lui, empêcher une compréhension profonde des dynamiques post-révolutionnaires qui ont nourri l'essor des groupes djihadistes.
Enfin, le chercheur met en garde contre un aveuglement stratégique. « En l'absence d'une analyse rigoureuse du phénomène djihadiste, notamment dans sa dimension instrumentalisée, le danger reste entier », prévient-il. L'évolution récente de certaines figures comme celle d'Al-Joulani, chef de l'ex-Front Al-Nosra devenu président de la Syrie, ou la réhabilitation des Talibans en Afghanistan, démontrent que ces groupes peuvent être recyclés, reconfigurés et réintégrés dans des logiques géopolitiques par des puissances régionales ou internationales. Pour Abid Khelifi, la Tunisie ne doit pas se contenter de juger les figures visibles du djihadisme local. Elle doit aussi interroger les structures invisibles qui, depuis plus d'une décennie, ont nourri et façonné ces trajectoires violentes.