En Tunisie, on maltraite ou tue les animaux sans remord. Un coup de pelle sur la tête d'un chien, un bidon d'essence sur une portée de chatons, un tir de carabine municipale au détour d'une rue : la cruauté est une banalité. Les affaires de Rocky, le chien massacré à Sousse, et de la femme qui s'amusait à brûler des chatons comme d'autres allument un feu de camp, n'ont choqué qu'une partie du pays. L'autre, elle, a haussé les épaules : « Ce ne sont que des bêtes ». Voilà qui résume tristement la place des animaux dans notre société. Une société qui tape toujours sur les plus faibles Rocky n'était pas un cas isolé. Il a simplement eu le malheur – ou le privilège – que sa torture soit filmée. Le coup de pelle qui lui a fracassé le crâne a provoqué un torrent d'indignation chez les amis des bêtes sur les réseaux sociaux, assez puissant pour que la justice se mette en marche. Résultat : trois mois de prison pour son bourreau. Trois mois pour avoir transformé un être vivant en sac d'os et de sang. On sanctionne plus sévèrement un automobiliste qui grille un feu rouge. Quant à la tueuse en série de chatons d'El Mellassine, filmée en flagrant délit en train de transformer des portées entières en torches vivantes, elle a au moins été placée en détention. Mais combien d'autres, moins visibles, continuent de s'amuser avec la souffrance des plus vulnérables sans jamais être inquiétés ? Ne nous voilons pas la face, ces actes barbares ne sont pas des anomalies, mais le reflet d'une culture où l'on apprend très tôt aux enfants que frapper un animal, c'est « être un homme ». La violence devient un rite éducatif. Et quand les frustrations sociales, économiques ou psychologiques s'accumulent, ce sont les bêtes errantes qui paient l'addition. On écrase, on jette des pierres, on brûle, on empoisonne. Une société qui se défoule sur des êtres sans défense et qui sombre dans la cruauté. Cette cruauté envers les animaux n'est jamais gratuite. Elle est le symptôme d'un désordre profond. Quand l'école, la famille et l'Etat banalisent la violence, il devient naturel de l'exercer sur ceux qui n'ont ni voix ni pouvoir. C'est le même réflexe qui pousse certains à humilier plus pauvre qu'eux, à mépriser plus faible qu'eux, à frapper une femme, un enfant ou un chien. La hiérarchie de la brutalité ne change pas, elle s'exerce toujours vers le bas. Et c'est là le paradoxe tunisien. Un peuple qui se dit hospitalier, compatissant, pétri de valeurs humanistes, mais qui tolère sans sourciller qu'un animal soit lapidé devant des enfants, qu'un chien soit abattu sous les fenêtres d'une école ou qu'un chaton agonise dans une benne à ordures. À force de justifier la cruauté sous couvert de « nécessité », on finit par élever l'indifférence au rang de vertu.
L'Etat, champion de la barbarie inefficace Et que dire de l'Etat ? Depuis des décennies ans, la seule politique publique pour gérer les animaux errants consiste à les exterminer. On tire, on empoisonne, on abat par dizaines. Résultat ? Toujours plus de chiens dans les rues. La science de la barbarie n'est pas seulement inhumaine, elle est aussi parfaitement inefficace. Cette stratégie d'abattage de masse repose sur l'idée de protéger la santé publique. Mais les chiens reviennent, car aucune cause structurelle – reproduction, abandon, absence de stérilisation – n'est traitée. L'Etat dépense des budgets chaque année pour répéter le même carnage, comme s'il ne savait pas que supprimer quelques meutes ne fait qu'ouvrir l'espace à d'autres. Pire encore, cette politique renforce la perception que l'animal n'est qu'un nuisible à éliminer. La preuve la plus éclatante est venue d'une promenade présidentielle. Kaïs Saïed, croisant une meute de chiens devant un bâtiment officiel, s'indigne de leur présence. Moins de vingt-quatre heures plus tard, les cadavres des toutous gisent dans des flaques de sang. Voilà sans doute ce que le chef de l'Etat appelle « une solution concrète ». Le message est clair, la violence institutionnelle n'a rien à envier à celle des tortionnaires anonymes. C'est l'Etat qui donne l'exemple, et il est sinistre. Dans un pays où l'on se vante de réformer tout, sauf l'essentiel, il est révélateur que la question animale reste prisonnière d'un archaïsme sanglant. Les propositions des vétérinaires, des associations, des experts existent depuis des années. Mais elles sont systématiquement ignorées, comme si réfléchir à des solutions modernes était une faiblesse, et tuer restait la preuve d'autorité.
Leur seul tort : être nés en Tunisie Comme si la violence ne suffisait pas, une partie de l'opinion s'étonne encore qu'on ose arrêter des « humains » pour avoir torturé des « êtres inférieurs ». Certains vont jusqu'à inventer un complot des associations de protection animale, accusées de servir un sombre projet occidental de « grand remplacement »… par les chiens et les chats, sans doute. Le ridicule ne tue pas, mais il rend complice. Mais il est toujours plus simple de se réfugier dans le déni complotiste que d'affronter la réalité. Accuser les défenseurs des animaux de servir des agendas étrangers évite de répondre à la question qui fâche : pourquoi, après des décennies de massacres, le problème reste entier ? C'est précisément parce que la violence est stérile. Pourtant, les solutions existent. Des vétérinaires, comme Olfa Abid, le rappellent : stériliser plutôt que tuer, identifier les animaux, responsabiliser les propriétaires, créer des refuges, encadrer légalement le secteur. Ce serait efficace, éthique. Mieux encore, cela créerait des emplois et améliorerait la santé publique. Mais cela exige une volonté politique qui, pour l'instant, préfère la gâchette à la réflexion.
On croise aujourd'hui dans les rues de Tunis des huskies, des bergers allemands, des chats persans errant autour des poubelles. Adoptés comme jouets de luxe, puis jetés comme de vulgaires sacs plastiques, ces animaux deviennent les victimes innocentes d'une société incapable d'assumer ses choix. La seule faute de ces animaux est d'être nés ici. Chaque chien abandonné, chaque chat errant est le témoignage silencieux d'une irresponsabilité quotidienne, encouragée par l'indifférence générale. Cette indifférence se double d'une violence systémique puisque ces animaux doivent survivre dans des rues où l'agression, la faim et la maladie sont monnaie courante. Certains trouvent refuge dans les mains de bénévoles et d'associations, souvent débordés et mal soutenus par un cadre légal inefficace, tandis que d'autres vivent et meurent dans la souffrance. Ces abandons ne sont pas de simples incidents ; ils sont l'expression d'une culture où la vie d'un être sensible peut être jetée, oubliée, et sacrifiée sur l'autel d'un prétendu confort humain.
La manière dont une société traite ses animaux dit tout de son rapport à la dignité, à la vulnérabilité et, finalement, à l'humanité. En martyrisant les bêtes, c'est nous-mêmes que nous déshumanisons. Rocky, les chatons brûlés, les chiens exécutés ne sont pas seulement des victimes de la cruauté, ils sont les miroirs sanglants d'une société qui a perdu toute compassion.